Dans les cuisines communistes de la bande dessinée chinoise
[mars 2025]
Après l’instauration du communisme au sommet de l’État chinois en 1949, avec Mao Zedong comme chef suprême, c’est la décennie 1966-1976 qui voit s’opérer le tournant le plus radical de l’idéologie maoïste, au cours de ce qui est officiellement qualifié de « Grande Révolution culturelle prolétarienne ». Le lancement de cette Révolution culturelle est initié par Mao Zedong en 1966 alors que des luttes de pouvoir agitent les hautes sphères politiques chinoises et ont pour effet de saper l’autorité du Grand Timonier. Afin de retrouver sa position de dirigeant incontesté, ce dernier décide de s’appuyer sur une jeunesse fanatisée – les Gardes rouges – pour mener une brutale et vaste purge. Cette épuration lui permet en premier lieu de ramener sous sa férule tout l’appareil d’État, mais elle s’étend également à tout le champ des productions culturelles du pays. On détruit ainsi tout ce qui est jugé trop féodal, tout ce qui fleure un peu trop le révisionnisme : dans le monde de la bande dessinée comme ailleurs, on bannit les œuvres qui présentent les méchants de façon un peu trop bienveillante, de même que celles qui comportent trop d’éléments surnaturels ou trop d’histoires d’amour jugées bourgeoises. Le contenu des lianhuanhua (连环画), les petits livrets de bande dessinée chinoise, se réduit à l’expression de la plus pure idéologie maoïste révolutionnaire.
C’est dans ce contexte que sont publiées deux courtes bandes dessinées, adaptées d’une même nouvelle intitulée Les Jeunes des peupliers (杨柳青青). En 1976 paraît Une nouvelle sentinelle au restaurant (饭店新兵), dessiné par Zhang Xuanying, suivie en 1977 par Remue-ménage au restaurant (饭店风波), dessiné par Gou Mengzhang. L’intrigue, assez mince, relate l’arrivée d’une ancienne Garde rouge dans le restaurant qu’elle a connu au début de la Révolution culturelle, quelques années plus tôt. Lorsqu’elle veut faire du restaurant une cantine populaire à destination des ouvriers et paysans, elle se heurte d’abord aux réticences du cuisinier mais parvient bien sûr, en quelques pages, à le convaincre de se mettre « au service du peuple », selon la formule consacrée. Au service de cette histoire édifiante centrée autour de la nourriture, les images des deux lianhuanhua apparaissent comme des exemples particulièrement représentatifs de l’esthétique révolutionnaire, poussée à son paroxysme lors de la Révolution culturelle et même au-delà.
En effet, bien que les deux bandes dessinées aient été publiées pendant et après la fin de la Révolution culturelle entendue comme séquence politique, il est possible malgré tout de les rattacher à la Révolution culturelle entendue comme séquence esthétique. Comme l’a fait remarquer Barbara Mittler (2012 : p. 383), la persistance de l’influence esthétique révolutionnaire jusqu’à au moins 1978 permet de s’affranchir de la date butoir qu’est 1976, année de la mort de Mao, pour penser la périodisation stylistique de la bande dessinée en Chine avec davantage de souplesse. De la même façon que les années charnières de 1949 et 1966 ne font pas instantanément disparaître les principes esthétiques d’anciennes bandes dessinées, la chute officielle de la Chine maoïste voit le maintien de certains codes graphiques cultivés plus tôt dans le lianhuanhua de propagande.
Des lianhuanhua de propagande au style codifié
Après 1966, il n’est pas rare que d’anciens lianhuanhua communistes, pourtant jugées auparavant conformes à la censure officielle, fassent l’objet de corrections et de mesures d’interdiction. À cet égard, la bande dessinée de la Révolution culturelle apparaît comme un apogée du lianhuanhua de propagande. Les œuvres produites à partir de 1966 poussent à leur paroxysme des codes graphiques déjà existants ou en germe depuis l’instrumentalisation de la bande dessinée par le Parti communiste. Un certain nombre de ces « recettes graphiques », formalisées à l’extrême, se retrouvent dans les dessins de Zhang Xuanying et Gou Mengzhang.
Une règle esthétique primordiale pour la bande dessinée de propagande en Chine consiste à faire la distinction de façon appuyée entre les personnages de gentils et les personnages de méchants. La représentation dichotomique du Bien et du Mal est certes loin d’être étrangère au monde de l’art, a fortiori dans les arts populaires dont la bande dessinée a longtemps fait partie, mais les lianhuanhua communistes exagèrent souvent au plus haut point le principe de caricature des personnages négatifs. Les mauvais capitalistes sont ainsi dessinés trop gros ou trop maigres, le visage disgracieux, et se trouvent relégués dans un coin de la case.
Antoine Roux (1971, p. 113) note quand même qu’il existe des différences entre la représentation des ennemis jurés du peuple chinois (comme les Américains ou les nationalistes) et celle des ennemis récupérables, au rang desquels figure le cuisinier Luo Han dans les deux bandes dessinées. Ce dernier fait partie de la vieille génération encore influencée par le capitalisme ; on le voit presque toujours de dos, promenant sa silhouette bedonnante, le crâne dégarni voire chauve, ce qui le connote négativement selon les canons des corps du réalisme socialiste. À ce titre, le contraste avec son interlocuteur peut être saisissant. Lorsque, à la fin du récit, le cuisinier a été convaincu d’agir en restaurateur des masses populaires et s’est rangé du bon côté de l’histoire, on constate qu’il est beaucoup plus situé au centre de l’image, le visage bien visible, et même doué du geste d’autorité de la main qui lui faisait défaut au début du livre.

Illustration 1 : Étudiants ouvriers, paysans et soldats de l’Université de Lanzhou 兰州大学工农兵学员 (scénario), ZHANG, Xuanying 张玄英 et École 33 de Lanzhou 兰州三十三中 (dessin), Une nouvelle sentinelle au restaurant饭店新兵, Lanzhou, Gansu renmin chubanshe, 1976, p. 10.
Traduction : « Luo Han entre dans la pièce, il voit les jeunes filles qui viennent d’arriver, fronce les sourcils et dit à Liu Zhenqing : “Comment allons-nous faire pour la formation de ces jeunes cheffes ?” Liu Zhenqing lui répond à voix basse, l’air embarrassé : “On verra plus tard !” »

Illustration 2 : Étudiants ouvriers, paysans et soldats de l’Université de Lanzhou 兰州大学工农兵学员 (scénario), ZHANG, Xuanying 张玄英 et École 33 de Lanzhou 兰州三十三中 (dessin), Une nouvelle sentinelle au restaurant饭店新兵, Lanzhou, Gansu renmin chubanshe, 1976, p. 75.
Traduction : “Mais non, non, ce n’est rien !” À force de toutes ces louanges, Luo Han sent son visage s’empourprer. Il pose les plats, fait un signe gêné de la main, et dit en souriant : “Je… tout cela, comparé aux jeunes qui se sont engagés dans la Grande Révolution culturelle prolétarienne, ce n’est vraiment rien, rien du tout…” Et tout le monde de rire de bon cœur.
Un autre principe graphique du lianhuanhua de propagande est résumé dans la règle des « trois contrastes » (三突出), qui consiste à faire ressortir les personnages positifs parmi la masse de tous les personnages, à faire ressortir les héros parmi les personnages positifs, et à faire ressortir le héros principal parmi les héros (Deng, 2022 : p. 142). De la même façon qu’il faut pouvoir rapidement identifier à la lecture qui sont les mauvais personnages, il faut pouvoir reconnaître les bonnes personnes, les meilleures parmi elles, et jusqu’à la plus héroïque figure de l’intrigue. Le procédé est appliqué par les deux bandes dessinées, qui singularisent et glorifient l’héroïne Yang Fengchun. Celle-ci se détache du groupe de jeunes filles arrivées au restaurant au début de l’histoire, elle émerge de la masse pour proposer son aide au restaurant, ou pour saluer le secrétaire adjoint du Parti au sein de l’établissement – le texte souligne qu’elle « jaillit du groupe de filles comme une étincelle ».
Cette règle pyramidale des trois contrastes aboutit sans surprise à des compositions triangulaires, encore une fois utilisées à foison dans les arts visuels de nombreux pays, mais particulièrement récurrentes dans les lianhuanhua de propagande communiste. Les vignettes sont alors structurées par la foule et les personnages qui s’en détachent, telle l’héroïne Yang Fengchun dont la main forme la pointe d’un triangle et désigne l’enseigne du restaurant, laquelle semble briller de mille feux, comme en témoignent les faisceaux de petits traits qui en émanent. Une troisième règle esthétique de la Chine communiste consiste précisément à souligner le caractère « rouge, clair, brillant » (红光亮) des choses ou des personnages (Deng, 2024).

Illustration 3 : LIAN, Wen 廉闻 (scénario) et GOU, Mengzhang 苟孟章 (dessin), Remue-ménage au restaurant 饭店风波, Xi’an, Shaanxi renmin chubanshe, 1977, p. 6.
Traduction : « Soudain, l’une d’elle jaillit du groupe de filles comme une étincelle et lui prend la main tout en lançant : “Maître Liu, vous vous souvenez de moi ?” ».
Bien sûr, cette règle ressort avec d’autant plus d’évidence sur les couvertures colorées des lianhuanhua, figurant des héros aux pommettes rouges et luisantes, mais il est possible aussi de l’apprécier dans certaines vignettes, grâce aux précisions apportées par le texte. Ce texte peut se trouver dans l’image, comme les trois caractères de la Garde rouge (红卫兵) inscrits sur le drapeau au premier plan de l’illustration ci-dessous. Il peut aussi se trouver hors de l’image, dans une description de la jeune héroïne qui se trouve respecter ce principe esthétique à la lettre : « […] cette jeune fille aux deux longues tresses, au long visage rouge, aux grands yeux clairs et brillants […] ».

Illustration 4 : LIAN, Wen 廉闻 (scénario) et GOU, Mengzhang 苟孟章 (dessin), Remue-ménage au restaurant 饭店风波, Xi’an, Shaanxi renmin chubanshe, 1977, p. 12.
Traduction : « Au bas de l’estrade tonnent en chœur les Gardes rouges et les employés révolutionnaires du restaurant, “Non !”, ils brisent sur le champ la vieille pancarte de bois et la remplacent par l’enseigne rouge aux caractères dorés “Nouveau Restaurant”. »
Ces quelques codes graphiques fonctionnent en fait comme des principes d’exagération, en ce qu’ils doivent permettre une lecture des bandes dessinées la plus claire possible, afin de faire passer convenablement le message idéologique qu’elles contiennent. Une telle exagération dans les images se traduit finalement par une certaine grandiloquence, qui n’est pas sans lien avec l’influence sur le lianhuanhua de l’opération révolutionnaire tel qu’il est pensé par la comédienne Jiang Qing, épouse de Mao Zedong. Lors de la Révolution culturelle, les opéras révolutionnaires modèles doivent en effet former la base de la culture au sens large, et leur empreinte sur la bande dessinée se vérifie par exemple dans les poses ou postures non naturelles qu’adoptent parfois les personnages, comme lorsque Yang Fengchun réalise une véritable sortie de scène tout en chantant. Dans les deux bandes dessinées de Zhang Xuanying et Gou Menzhang, on retrouve aussi une certaine théâtralité dans le mouvement imprimé à différentes sortes de tissus, qui volètent de façon inexpliquée, comme si le vent passait en permanence dans les rideaux ou les vêtements. Notamment, l’héroïne Yang Fengchun voit son tablier se soulever plusieurs fois comme sous l’effet d’une bourrasque, ce qui a pour effet de dramatiser la scène représentée lors de ces moments clefs – par exemple, lorsqu’elle arrive à convaincre le secrétaire adjoint du Parti au sein du restaurant de la laisser gérer les affaires de l’établissement selon les enseignements de Mao.

Illustration 5 : LIAN, Wen 廉闻 (scénario) et GOU, Mengzhang 苟孟章 (dessin), Remue-ménage au restaurant 饭店风波, Xi’an, Shaanxi renmin chubanshe, 1977, p. 67.
Traduction : « En écoutant Yang Fengchun, Liu Zhenqing se remémore le bouillonnement de la Grande Révolution culturelle, saisi par l’émotion. Il se lève, comme pour faire voler toute la poussière qui lui recouvre le corps, il prend la main de Yang Fengchun et dit : “C’est d’accord, je suis avec vous !” »
Si l’on peut parler de codification du style pour ces bandes dessinées de la Révolution culturelle, c’est que les images produites à cette époque mettent en évidence une forte objectivité de la représentation, idéalement dénuée de toute subjectivité. Le style exacerbé des lianhuanhua maoïstes s’apparente alors à un code que l’on peut apprendre et appliquer à l’image, bien loin d’un style conçu comme l’empreinte singulière d’un auteur original, désireux d’imprimer sa marque propre à sa création. Dans la Chine communiste, et en particulier pendant la Révolution culturelle, il s’agit précisément de mettre en avant le groupe avant l’individu, l’œuvre collective avant le projet personnel. C’est dans cette mesure que l’on peut être encouragé à parler, dans ce contexte politique précis, de « style impersonnel », à plus forte raison quand l’œuvre de bande dessinée n’est pas signée d’aucun nom précis. Davantage encore que dans d’autres traditions de bande dessinée, l’auctorialité est très couramment partagée dans la bande dessinée chinoise, et il n’est pas rare que plusieurs personnes soient créditées pour le scénario puis pour le dessin, jusqu’à six ou sept dans certains cas. Pendant la décennie 1966-1976 qui voit l’exacerbation des principes esthétiques maoïstes, cette impersonnalisation du style peut aller jusqu’à l’anonymisation. Ainsi, pour Une nouvelle sentinelle au restaurant, le nom de l’artiste Zhang Xuanying est accolé à la mention de l’École 33 de Lanzhou, tandis que le scénario est réalisé par « les étudiants ouvriers, paysans et soldats de l’Université de Lanzhou ».
Représentations révolutionnaires de la nourriture
De toute évidence, la nourriture évoquée par les deux bandes dessinées est d’abord envisagée de façon révolutionnaire et anti-bourgeoise. Le point culminant de l’intrigue est atteint lorsque le cuisinier souhaite organiser un repas de fête pour un groupe de clients, comme il a l’habitude de le faire, mais qu’il se heurte à l’opposition catégorique de la jeune recrue Yang Fengchun. Cette dernière n’a pas oublié que, selon la citation de Mao, la révolution ne pouvait pas être un dîner de gala, et elle parvient à désamorcer la situation en éduquant politiquement les clients, lesquels acceptent de partager un plus modeste repas. La révolution doit alors se pratiquer autour d’un dîner simple, fait d’une nourriture populaire ; ce sont par exemple les galettes fait maison (à base d’ingrédients aussi banals que la farine, l’eau et le sel) que des passants souhaitent faire réchauffer à la cuisine du restaurant, malgré les réserves du cuisinier.
La dimension politique de la nourriture se traduit dans certaines phrases qui sonnent comme des slogans sous les vignettes, telles que « Le restaurant est une ligne de front de la révolution » ou « Quand on manie cette louche, on doit le faire au service du peuple ». Même la dialectique marxiste est ramenée à une alternance de saveur, lorsque Yang Fengchun exhorte de « garder à l’esprit l’amertume de l’ancienne société et la douceur de la nouvelle société ». L’ancienne Garde rouge, qui dispense ses enseignements maoïstes au fil des pages considère que, « en tant que serveuse, [s]a mission première est de propager la pensée Mao Zedong ». Propagandiste auto-proclamée, elle est au centre des discussions organisées dans un restaurant bientôt transformé en cantine, et auxquelles se joignent les différents membres qui participent à l’activité de l’établissement dans la commune populaire : le réfectoire devient un lieu de débats et de discussions politiques entre citoyens, qui donne l’occasion à une autre serveuse de lancer au cuisinier, inquiet des bénéfices du restaurant : « Pour ce que j’en pense, tes lunettes ne sont sûrement que deux grosses pièces de monnaie, partout où tu regardes, tu n’as d’yeux que pour l’argent. »
Ce personnage de la jeune serveuse Wang vient en renfort de l’héroïne Yang Fengchun, pour mettre en exergue un certain engagement féministe, autre dimension politique importante de la cantine révolutionnaire. Cette conscience féministe est formulée à plusieurs reprises par Yang Fengchun, lorsque son enthousiasme à l’idée d’aider à la cuisine se heurte à certaines circonspections de la part des deux personnages masculins (le secrétaire adjoint du Parti et le cuisinier). Face à Luo Han par exemple, la jeune femme contredit, sans détours, un début de discours franchement machiste. Sa volonté de s’imposer contre les stéréotypes du cuistot et la légitimité de son aspiration transparaissent dans la représentation : Yang Fengchun se tient droite, le buste légèrement en avant, la main sur la poitrine, clairement en position de force par rapport à Luo Han, du fait de sa position en surplomb dans la vignette, renforcée par une légère contre-plongée. Tout au long du récit, l’intrigue et les images construisent de la sorte une opposition entre les deux jeunes femmes d’un côté, et les deux hommes plus âgés de l’autre – une opposition qui tourne toujours à l’avantage des premières.

Illustration 6 : Étudiants ouvriers, paysans et soldats de l’Université de Lanzhou 兰州大学工农兵学员 (scénario), ZHANG, Xuanying 张玄英 et École 33 de Lanzhou 兰州三十三中 (dessin), Une nouvelle sentinelle au restaurant饭店新兵, Lanzhou, Gansu renmin chubanshe, 1976, p. 25.
Traduction : « Puis il jette vers la jeune Yang un regard en coin et lui dit en ravalant sa salive : “Je me demande juste si pour vous les femmes...” Yang Fengchun lui coupe la parole en rétorquant : “Tu veux dire que les femmes ne sauraient pas faire ce genre de choses ? Dans ce cas, ma décision est prise, et tous les efforts du monde ne suffiraient pas à me faire changer d’avis.” Luo Han reste muet.
Une autre caractéristique révolutionnaire de la nourriture représentée dans les deux bandes dessinées consiste à offrir, à travers les cuisines du restaurant, un aperçu vers le glorieux avenir socialiste qui ne peut connaître que l’abondance. Comme dans l’illustration précédente, les tables sont toujours garnies de nombreux plats fumants, les cuisines sont montrées en pleine effervescence, les ingrédients présents en surabondance (ici une charrette entière pleine de choux, là un large panier rempli de petits œufs). Cette imagerie de la profusion fait écho à d’autres dessins plus anciens, produits depuis l’avènement du communisme, par exemple dans la revue de caricatures Manhua à partir de 1956. Mariia Guleva (2021 : p. 46-48) a montré que la revue réutilisait le principe des images auspicieuses traditionnelles pour en faire des affiches ou des cartoons de propagande, en s’appuyant souvent sur la présence de petits enfants joufflus, entourés de victuailles de toutes sortes et d’une taille démesurée. Ces images visaient déjà à illustrer les bienfaits des communes populaires installées par le Parti et à figurer la perspective d’un avenir socialiste prospère, caractérisé par l’opulence plutôt que par la pénurie. L’ironie tragique de tout cette iconographie provient de ce qu’elle est produite et propagée au moment précis où la famine dévaste le pays entre 1959 et 1961. Au-delà du dessin, les photographies ou les photomontages (Li, 2020 : p. 129-130) réalisés pendant la famine qui suit le Grand Bond en Avant glorifient elles aussi une utopie agricole tristement anachronique.
Par ailleurs, dans les deux bandes dessinées culinaro-maoïstes de la Révolution culturelle, ce futur idéal est présenté de façon très réaliste. Loin de chercher à inventer ou à imaginer, tout l’art du lianhuanhua de propagande doit toujours rester en prise directe avec le réel. C’est la raison pour laquelle les artistes de bande dessinée qui sont employés par les maisons d’édition d’État se rendent souvent sur le terrain, pour avoir une connaissance empirique des paysages d’une région particulière ou pour rencontrer les populations ou les corps de métier qui sont au cœur de leurs histoires. L’auteur de lianhuanhua He Youzhi raconte ainsi que sa mission ne consistait pas seulement à représenter certains aspects de la vie à la campagne dans ses bandes dessinées, mais bien le quotidien des populations minutieusement retracés à chaque étape de la journée. Il explique par exemple : « Si un artiste de bande dessinée représente quelqu’un en train de cuisiner, chaque image doit montrer le processus pas à pas : laver le riz, faire bouillir l’eau, placer la nourriture sur l’assiette, etc. » (Scott, 2016 : p. 201) On retrouve exactement cette conception du dessin de bande dessinée dans le lianhuanhua mis en images par Zhang Xuanying, lorsque le cuisinier apprend à la jeune héroïne comment couper les aliments ou comment les faire sauter à la poêle ; et la séquence d’images de décomposer sur plusieurs pages les gestes du cuisinier Luo Han. C’est bien le réel des choses, dans toute leur matérialité, qui intéresse avant tout la bande dessinée chinoise de propagande.
Le lianhuanhua comme nourriture politique
À l’image de ces deux œuvres qui ont pour cadre le restaurant, les bandes dessinées de la Chine communiste sont donc utilisées comme un vecteur privilégié de la propagande du Parti. Les messages idéologiques omniprésents peuvent se décliner dans tous les cas de figures selon les intrigues, à l’école, dans l’usine, à la campagne, à l’armée – et l’on comprend finalement que la nourriture n’est peut-être bien qu’un prétexte pour parler de révolution et de lutte des classes. Les bandes dessinées de propagande partagent même des caractéristiques essentielles avec le petit livre rouge des Citations du Président Mao parues en 1964, c’est-à-dire dans les prémices de la Révolution culturelle. Comme la petite bible du maoïsme, les lianhuanhua ont une taille réduite qui permet de tenir le livret dans la poche à portée de main, ils connaissent la même diffusion à très grande échelle, ainsi que la présence constante de paroles ou d’images de Mao. Cette présence du dirigeant chinois est marquée soit dans le paratexte (par une citation placée en ouverture de la bande dessinée, à la lumière de laquelle l’œuvre doit être lue), soit dans l’image (par l’insertion de portraits dessinés voire de photos dans les vignettes), soit dans le texte du récit, par exemple, lorsque Yang Fengchun s’exclame au détour d’un escalier, avec le plus grand naturel : « C’est parce que nous sommes membres du Parti que nous devons agir selon l’enseignement du Président Mao, et chercher l’unité dans la lutte. »
Finalement, on peut considérer que ces deux bandes dessinées qui parlent de cuisine révolutionnaire font elles-mêmes office de nourriture politique pour les masses populaires du pays. Il est en effet possible de dresser des parallèles entre l’alimentation et la lecture de bandes dessinées, notamment dans la façon de les consommer. Il se trouve que la grande majorité des lianhuanhua ne sont pas achetés et lus chez soi mais sont plutôt consultés en bibliothèque, ou bien loués à des stands mobiles installés dans la rue. À la manière des stands de nourriture, ces petits commerces dressent des étals sur lesquels on peut choisir les œuvres que l’on veut lire suivant le titre ou l’apparence de l’image en couverture, avant de s’installer sur un petit banc pour les consulter. Si les librairies et les bibliothèques privées ont très souvent été mises à sac au début de la Révolution culturelle, les stands de lecture ont continué d’opérer pendant la décennie (Mittler, 2012 : p. 356-357), et l’on peut alors se faufiler entre deux autres marchands ambulants de nourriture pour venir consommer du lianhuanhua, annoncé à la criée. La bande dessinée maoïste, une « propagande populaire » (Mittler, 2008 : p. 466-469), peut ainsi s’apparenter aux marchandises qui nourrissent la société de masse, comprise par Hannah Arendt comme une « société de consommateurs » (Arendt, 1989 : p. 270), et au sein de laquelle « l’industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques » (p. 265).

Illustration 7 : La bibliothèque est arrivée 图书车来了, 1976 (Heidelberg DACHS 2009 Propaganda Posters, Maopost.com, Pierre-Loïc Lavigne et Pierre Budestschu). Cité dans MITTLER, Barbara, A Continuous Revolution, op. cit., p. 356.
Cette assimilation de la bande dessinée à une denrée alimentaire se retrouve plus tard, dans la Chine de l’après-Révolution culturelle, plus précisément dans l’immédiat post-maoïsme qui marque le tournant des années 1970 et 1980. Cependant, il ne s’agit plus d’évoquer une génération « biberonnée » à la propagande, mais d’envisager toute la production culturelle de cette décennie comme une source d’alimentation. Nick Stember rappelle que les années de contrôle et de censure de la Révolution culturelle ont pu être entendues, a posteriori, comme une « grave famine de livres », et que les quelques bandes dessinées autorisées, ou accessibles en dehors des canaux officiels, faisaient alors office de « nourriture spirituelle » (Stember, 2025). Dans cette optique, n’importe quel produit culturel pouvait en effet s’apparenter à une nourriture de subsistance permettant de s’élever au-dessus de conditions très dures, notamment pour les Gardes rouges, qui s’étaient retrouvés à l’avant-garde du mouvement maoïste au mitan des années 1960. Rapidement envoyés en rééducation par le travail dans les campagnes pour plusieurs longues années, ces groupes de jeunes instruits ont alors fini par voir dans le moindre livret de bande dessinée un petit quelque chose à se mettre sous la dent.
Bandes dessinées citées
Étudiants ouvriers, paysans et soldats de l’Université de Lanzhou兰州大学工农兵学员 (scénario), ZHANG, Xuanying 张玄英 et École 33 de Lanzhou 兰州三十三中 (dessin), Une nouvelle sentinelle au restaurant 饭店新兵, Lanzhou, Gansu renmin chubanshe, 1976.
LIAN, Wen 廉闻 (scénario) et GOU, Mengzhang 苟孟章 (dessin), Remue-ménage au restaurant饭店风波, Xi’an, Shaanxi renmin chubanshe, 1977.
Bibliographie
ARENDT, Hannah, « La crise de la culture. Sa portée sociale et politique », trad. Barbara Cassin, in Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989 (1954), p. 253‑288.
DENG, Hao, « Autocensure et lianhuanhua pendant la Révolution culturelle », in Julien Bouvard, Norbert Danysz et Marie Laureillard (dir.), Bande dessinée en Asie orientale, Paris, Maisonneuve & Larose, Hémisphères, 2024 (à paraître).
DENG, Hao, Le Lianhuanhua pendant la grande Révolution culturelle. Réflexions sur la création du Roman graphique dans le contexte de la propagande politique, thèse en art, Poitiers, Université de Poitiers; École Européenne Supérieure de l’Image, 2022.
GULEVA, Mariia, « How to Deal with a Good Child? Prescribed Normality in Images of Children and Child-Adult Relations in Manhua Magazine, 1950- 1960 », Journal of the European Association for Chinese Studies 2, 2021, p. 37‑82, https://doi.org/10.25365/jeacs.2021.2.37-82
LI, Jie, Utopian Ruins: A Memorial Museum of the Mao Era, Durham; Londres, Duke University Press, 2020.
MITTLER, Barbara, A Continuous Revolution: Making Sense of Cultural Revolution Culture, Cambridge (MA); Londres, Harvard University Asia Center, 2012.
MITTLER, Barbara, « Popular Propaganda? Art and Culture in Revolutionary China », Proceedings of the American Philosophical Society 152(4), 2008, p. 466‑489, https://www.jstor.org/stable/40541604
ROUX, Antoine, « Les bandes rouges du président Mao », Communications et langages 12, 1971, p. 101‑117, https://doi.org/10.3406/colan.1971.3908
SCOTT, Rebecca, The Production and Distribution of Lianhuanhua (1949-1966), thèse en études chinoises, Nottingham, University of Nottingham, 2016.
STEMBER, Nick, « Food for Thought: Lianhuanhua as Spiritual Sustenance », in Emily Graf et Lena Henningsen (dir.), Reading (in) Chinese Comics, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2025 (à paraître).