dans l’atelier de... matthias lehmann
Thierry GROENSTEEN : Tu es d’ascendance franco-brésilienne… ?
Matthias LEHMANN : Oui, Français par mon père et Brésilien par ma mère. Mes sœurs et moi, nous avons été élevés dans cette double culture. On parlait portugais à la maison quand on était petits.
Tu as vécu au Brésil ?
Mon père a connu ma mère là-bas, mais moi je n’y ai jamais vécu. En revanche j’y suis allé régulièrement.
Quelle formation artistique as-tu reçue ?
Aucune, je n’ai pas poussé mes études au-delà du bac. J’avais postulé à l’Ecole des beaux-arts de Paris, mais je n’ai pas été reçu. Je l’ai plutôt mal pris et je n’ai pas tenté ma chance ailleurs.
Tu avais commencé à publier des fanzines dès le collège ?
Oui. Le premier, I fought the law, un fanzine photocopié un peu punk, je l’ai fait à quatorze ans. Dans l’équipe, il y avait un autre dessinateur, Bertrand, qui a fait plus tard des pochettes de disques et est devenu une sorte de star dans l’électro.
Tu étais un ado rebelle ?
Non, pas vraiment, mais j’aimais le punk. Moi, je ne me battais pas avec les adultes mais disons que je n’écoutais pas trop ce qu’ils me disaient de faire.
Tu avais déjà l’idée de faire de la bande dessinée en professionnel ?
Je voulais dessiner toute ma vie. Créer et publier des bandes dessinées. Le chemin pour devenir professionnel, je ne l’entrevoyais pas trop. A la maison, nous avions une pièce appelée la salle de dessin. Mon père y faisait de la peinture à l’huile, ma sœur aînée peignait et dessinait, moi aussi, on y passait des heures. C’est pour ça que je n’avais pas de raison d’entrer en rébellion…
Quelles sont les bandes dessinées que tu as lues et aimées dans ta jeunesse ?
Chez moi, il y avait plein d’albums de bande dessinée. Mes parents possédaient tous les classiques. Les auteurs qui m’ont le plus marqué, c’étaient Franquin, Fred et F’Murr. « Les trois F » ! Et puis je lisais Peanuts en anglais, ou Mafalda en espagnol, dans des éditions originales qui appartenaient à ma mère…
Il y a de plus mauvais maîtres…
Tout à fait. Quand je relis F’Murr aujourd’hui, je ne comprends pas bien comment un gamin peut entrer là-dedans. C’est complètement barré, et je n’y comprenais pas grand-chose, toutes les références devaient m’échapper. Mais j’aimais l’énergie qu’il y avait dans ce monde-là.
Pas de bandes dessinées brésiliennes chez toi ?
Si, je lisais la série la plus populaire de l’époque, Turma da Mônica, c’est-à-dire « la bande à Mônica , que dessinait Mauricio de Sousa. L’héroïne est une petite fille de six ans, un peu bagarreuse, qui a toute une bande de copains et qui ne quitte jamais son lapin en peluche bleu, avec de grandes dents.
Donc, après le bac, si tu n’as pas poursuivi tes études, qu’as-tu fait ?
Mes parents m’encourageaient à créer et ne m’ont jamais dit que je devais chercher un boulot. J’ai continué à faire des fanzines pendant des années, en vivant du RMI. Et peu à peu j’ai commencé à gagner un peu d’argent grâce à mes dessins.
Tu faisais tes fanzines en linogravure ?
La couverture uniquement. Mais de façon pas très orthodoxe. Je n’avais pas de presse, juste un rouleau de machine à écrire que je passais sur le papier, et j’utilisais de la peinture glycéro. Les pages intérieures, elles, étaient généralement photocopiées. Après j’ai aussi pratiqué la sérigraphie…
Auprès de qui as-tu appris ces techniques ?
En autodidacte. La sérigraphie, je l’ai pratiquée auprès de gens qui connaissaient bien cette technique. La seule fois où je l’ai pratiquée en atelier, c’était avec l’équipe du Dernier Cri.
Comment es-tu venu à la carte-à-gratter ?
J’ai commencé assez tôt. Quelqu’un m’avait suggéré d’essayer cette technique. Mon premier essai avait consisté à mettre de la peinture à l’huile sur un papier glacé et à gratter ensuite. Ça marchait moyennement. Je me suis mis à acheter des feuilles de carte-à-gratter Canson. Elle était de très bonne qualité, mais elle s’est détériorée au fil des années, sans doute pour faire des économies sur la fabrication, et Canson a fini par ne plus en produire.
Tu connaissais d’autres auteurs de BD pratiquant cette technique ?
Oui, il y avait Marc Caro, et puis Thomas Ott, le roi du genre. Scott Gillis aussi.
Pascal Doury ?
Ah oui ! Lui, c’est un de mes dessinateurs préférés, mais il n’utilisait pas que cette technique-là. C’était un de mes héros et ce fut un rendez-vous raté : je devais le rencontrer, il a eu un empêchement et il est mort quelque temps plus tard.
Andreas a fait un album entier à la carte-à-gratter, Révélations posthumes…
Oui, mais ce n’était pas trop mon truc. Spiegelman aussi avait réalisé quelques planches et illustrations.
Il y a une dizaine d’années j’ai participé à une exposition sur la carte-à-gratter au Cartoonmuseum de Bâle. Il y avait Matti Hagelberg, Thomas Ott, et Line Hoven, entre autres. A un moment il était question qu’on présente des travaux de gens qui nous avaient influencés avec cette technique et je voulais emprunter des dessins à Pascal Doury mais ça n’a pas pu se faire.
Paru dans Pandora No.4
Comment as-tu placé tes premiers travaux dans la presse professionnelle ?
Le fanzine, ça participe d’une forme de réseautage pré-Internet. J’envoyais ce que je faisais à d’autres éditeurs de fanzines, je recevais les leurs, il y avait des collaborations croisées, et ce qu’on faisait finissait inévitablement par tomber sous les yeux de professionnels. Ma première collaboration professionnelle, c’était avec le Psikopat de Carali. Il voulait que je fasse des histoires à l’acrylique. J’en avais publié dans Stripburger, en Slovénie, et ces pages avaient été reprises en France dans un fanzine des plus obscurs, qui était tombé, je ne sais comment, sous les yeux de Carali. Mais c’était une technique longue et compliquée, et au Psikopat les pages étaient payées 500 francs de l’époque, je crois.
Jade, le magazine de 6 Pieds sous terre, a été important pour toi, je crois…
Ah oui, j’étais un abonné de la première heure. Jade parlait de tout ce qui était envoyé à la rédaction, notamment les fanzines, et chaque fois qu’un titre m’intéressait je relevais l’adresse et j’écrivais. Et puis ils publaient des gens intéressants, les premières pages de Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe … Mais le siège de Jade était à Montpellier, il n’était donc pas simple pour moi de m’agréger à ce groupe.
A Paris, il y avait l’Association…
C’étaient des gens moins accessibles, plus intimidants, avec une forme d’arrogance bien parisienne. Je les ai croisés à plusieurs reprises à l’époque. Le plus abordable était sans doute Mattt Konture, d’ailleurs très actif dans le réseau fanzines, mais comme il était très réservé…
Tu as tout de même fait deux petits livres à l’Asso, dans la collection « Patte de Mouche », à dix ans d’intervalle. Le premier, Isolacity, est sorti à peu près en même temps que ton livre chez les Requins marteaux, Le Gumbo de l’année…
Oui, mais je travaillais déjà sur L’Etouffeur de la RN 15, que j’ai mis huit ans à faire. J’en parlais régulièrement à Jean-Christophe Menu, qui était intéressé. C’est comme ça que je me suis retrouvé à faire un « Patte de mouche ».
A cette époque-là, tu as un personnage attitré, qui répond au nom de René Pluriel, et qui a un aspect assez underground, avec son nez cassé et ses grands yeux noirs.
Oui, je l’avais développé dans plusieurs histoires courtes parues dans Jade, je le trimballais d’une histoire à l’autre. C’était un enquêteur, qui évoluait dans un monde un peu absurde… Quand j’ai entrepris L’Etouffeur, j’avais évolué vers quelque chose de plus réaliste, et René, avec sa tête pas possible, est un peu devenu une pièce rapportée. C’est une greffe bizarre. J’essayais d’aller vers autre chose et la transition n’était pas simple à négocier.
dans Le Gumbo de l’année (2002)
Les invités de Sonia dans Le Gumbo de l’année sont moches, vulgaires et antipathiques, et dans L’Etouffeur tu as une galerie de personnages tarés, dérangés, pervers… De façon générale, ton univers, à l’époque, est assez inquiétant.
Ce n’était pas complètement conscient. Il devait y avoir une influence de l’underground, où les personnages sont souvent assez borderline. Mais ça disait aussi sûrement des choses sur moi, sur les rapports problématiques que j’entretenais avec l’extérieur…
Tes premiers récits sont souvent assez décousus, notamment Isolacity. Dans Le Gumbo, on a plus affaire à des éclats de conversation qu’à une histoire linéaire, on ne sait pas trop qui est qui… Alors que L’Etouffeur est plus structuré, avec une série d’épisodes construits sur le même schéma et un twist final.
Le scénario de L’Etouffeur, je l’ai écrit à l’âge de dix-neuf, vingt ans. Au fil des années, je m’y suis accroché mais je n’étais plus très convaincu par cette histoire, donc je luttais contre mon propre scénario, en privilégiant l’atmosphère, comme si le personnage évoluait dans une gravure un peu absurde…
L’intrigue se résout quand on comprend que dans la phrase prononcée au début du livre par le personnage féminin, « Je suis Robert Illot », le verbe conjugué était être et non suivre.
Oui, et ça a posé des problèmes à Kim Thompson, qui a traduit l’album pour Fantagraphics. Il était impossible de rendre ce double sens en anglais. Je ne sais plus quelle solution il a trouvée…
Comment avais-tu atterri chez Actes Sud avec L’Etouffeur ?
Menu l’avait accepté un peu au forcing, mais je suis tombé en plein dans les remous de l’éclatement de l’équipe fondatrice de L’Association. David B n’était déjà plus là, et les autres n’étaient pas tous d’accord sur les livres en préparation. Le mien était parti en photogravure, et Menu m’a fait savoir que finalement il ne paraîtrait pas.
J’ai donc dû me mettre en quête d’un autre éditeur. La collection « Actes Sud BD » venait juste de démarrer. J’avais notamment assez bien aimé l’un des premiers titres parus, Adieu maman, de Paul Hornschemeier. J’ai proposé L’Etouffeur, qui a plu à Michel Parfenov et Thomas Gabison.
Tu feras deux autres livres dans la même collection, Les Larmes d’Ezéchiel et La Favorite.
Oui, je ne suis pas un auteur très productif, il me faut plusieurs années pour chaque livre. J’en ai fait trois entre 2006 et 2015.
Les Larmes d’Ezéchiel n’est plus réalisé en carte-à-gratter…
Non. J’ai dessiné sur un papier couché brillant assez épais, dont je me suis rendu compte qu’il était possible d’y refaire des grattages par-dessus le dessin, à certains endroits. Mais je dessinais en positif. C’est une technique de transition…
Quand tu faisais des illustrations pour la presse, je suppose qu’on te demandait de la carte-à-gratter, puisque c’était ta marque de fabrique et que vous n’étiez pas nombreux à proposer ça…
Ce n’était jamais dit explicitement mais en effet je voyais bien que c’est ce qu’on attendait de moi. Par exemple à Libération, où Alain Blaise m’a fait travailler pendant deux ou trois ans… Mais parfois je ne disposais que de deux ou trois heures pour rendre mon dessin, ce qui était un vrai challenge.
Tu étais davantage content des Larmes d’Ezéchiel, sur le plan du scénario ?
Oui, assez content. Il fallait voyager entre plusieurs époques, ce n’était pas si facile. Une fois encore je n’avais pas été capable de construire un récit linéaire…
Ce livre comporte une dimension réflexive. Il y est question d’un documentaire sur une sorte de forçat de la BD, un auteur qui grave ses planches sur le linoleum…
Oui, pour mon adieu à la carte-à-gratter, j’avais mis ma technique en abyme. Et ce dessinateur est un peu poursuivi par le personnage d’Ezéchiel, qui est tout le temps en train de se lamenter. Une sorte de métaphore de la dépression.
Pourquoi as-tu emprunté le nom d’un prophète de l’Ancien Testament ?
Avant tout pour la consonance du nom. Par conscience, j’ai lu le Livre d’Ezéchiel mais il n’y a pas vraiment de rapport avec mon récit.
L’Association, 2016, collection "Patte de Mouche"
Avant La Favorite, il y a eu ton deuxième « Patte de Mouche », Personne ne sait que je vais mourir. C’est ta participation aux « 24 heures de la BD » ?
Oui, je n’ai participé qu’une fois à cet événement, et c’était à l’Université libre de Bruxelles. On nous avait projeté au dernier moment une vidéo avec des nuages défilant dans le ciel, par laquelle il fallait se laisser inspirer.
La Favorite est, de tous tes livres, celui qui a eu le plus de succès commercial et critique…
Oui. Avant celui-là, on ne parlait pas beaucoup de mes livres. Régulièrement, je me décourageais. Mais la plupart des auteurs passent par des hauts et des bas…
Dans ce livre, tu recycles, sous couvert de fiction, un certain nombre d’éléments autobiographiques…
Des éléments qui viennent de l’histoire de ma famille française, oui.
La Favorite est l’histoire de Maxime, qui est habillé en fille et appelé Constance. Tu as dit dans une précédente interview que toi-même, on t’avait souvent pris pour une fille…
Ah oui, très souvent. Jusqu’à la puberté. Comment se perçoit-on selon l’identité sexuelle à laquelle les autres vous renvoient ? Cette question m’a travaillé longtemps.
On a du mal à le croire quand on te voit aujourd’hui…
Pourquoi est-ce que je porte la barbe, à ton avis ?
Le sujet de La Favorite, c’est : comment peut-on se construire en échappant au déterminisme, à la fois sexuel et social ?
Social aussi, oui. Dans l’histoire, le personnage est porteur de tout un bagage social et généalogique qui lui a été transmis. Ma famille française était en fait d’origine suisse allemande, et déclassée. Mon arrière-grand-père était un bourgeois, qui avait complètement dilapidé son patrimoine. Il n’y avait donc pas vraiment eu de transmission. Nous étions devenus plus prolos que bourgeois.
L’éducation à la dure, ça vient plutôt de souvenirs littéraires. Enfant, j’avais lu Poil de carotte que j’avais trouvé un cauchemar absolu. Même Les Malheurs de Sophie, avec les punitions démesurées infligées à la fillette…
C’est un livre où ton dessin, réalisé à la plume, devient plus libre, mais aussi en ce qui concerne la mise en page, avec ce mélange de cases encadrées, d’images flottant dans le blanc de la page et d’autres qui sortent à bords perdus…
Oui, je voulais jouer avec le rythme, l’espace, laisser le dessin s’étaler. J’avais déjà amorcé cette évolution dans Les Larmes d’Ezéchiel mais les images étaient plus petites, plus contraintes.
La Favorite a connu des traductions ?
Plus récemment, tu as fait deux livres en collaboration, avec Nicolas Moog, un auteur qui a publié chez 6 Pieds sous Terre, dans Fluide Glacial, Spirou et La Revue dessinée. D’où vous connaissez-vous ?
On s’est rencontrés à Angoulême, au festival, il y a vingt ans. Il connaissait mon travail par les fanzines. Il jouait dans un groupe à Metz et m’avait écrit pour me demander un dessin pour la pochette de leur disque. On est devenus amis, et on a commencé à dessiner ensemble. Sans jamais partager d’atelier, puisque nous vivons dans deux villes différentes, lui à Metz et moi à Paris. Nos premières histoires communes ont été publiées dans Fluide.
Vous faites de la musique ensemble, à présent ?
Oui, mais on ne donne que deux concerts par an. Nous sommes quatre dans le groupe, qui s’appelle Raw Death. On fait une musique entre le blues et la country. Nicolas chante et joue de divers instruments. Moi je chante aussi et je joue de la guitare ou du banjo, selon les morceaux.
Dans Qu’importe la mitraille, votre premier album commun (6 Pieds sous terre, 2016), vous vous mettez en scène comme deux auteurs en galère. Vous évoquez votre collaboration à Jade, des beuveries à Angoulême, la difficulté à vivre de votre travail… On sent que c’est fondé sur du vécu mais ça relève avant tout de l’autodérision.
Entre nous, on avait cette habitude de se lamenter et de déconner là-dessus. On avait envie de parler des galères de notre métier. Peut-être à un moment où on en parlait moins car la paupérisation des auteurs n’avait pas encore touché la tranche médiane des revenus. Nous on était des crevards. Après, on n’a pas non plus travaillé à la mine, hein !...
Comment travaillez-vous ensemble ?
On se retrouve pour écrire le scénario à deux, éventuellement travailler un peu sur le découpage. Puis chacun commence certaines pages, en laissant des vides que l’autre remplira.
Vous semblez arriver à un style commun, dans lequel chacun se fond.
Oui. Quand je dessine, je me demande souvent comment s’y prendrait Nicolas, et je le fais un peu à sa façon. De son côté, il se rapproche de moi, de sorte qu’au final nos styles respectifs se fondent assez bien…
Votre deuxième album, La Vengeance de Croc-en-Jambe, paru chez Fluide Glacial en 2019, met en scène deux personnages qui sont clairement vos alter egos, mais moins réalistes, et qui cette fois évoluent dans le monde de la musique, parcourant la Lorraine pour gagner quelques cachets… C’est un mélange d’humour, de polar et de chronique sociale…
Certains lecteurs ont pris l’histoire au premier degré et ont cru qu’on avait vraiment vu des gars avec des flingues ! Nous nous étions baladé dans la vallée de La Fensch et nous avions été séduits par le côté zone sinistrée, avec le poids du chômage, du FN… On a eu envie de parler de ça.
La musique que tu écoutes, c’est celle que vous jouez ?
Au quotidien, j’écoute beaucoup de musique brésilienne. Mais j’ai beaucoup de disques de blues et de country. Comme beaucoup d’auteurs de BD depuis Robert Crumb, j’imagine…
Crumb a compté pour toi ?
Ah oui, c’est un de mes dessinateurs préférés. Pas forcément un de mes auteurs préférés, même s’il y a certaines histoires de lui que j’adore. Plus récemment, quand a paru en France L’Homme sans talent, de Tsuge, ça m’a marqué, et ouvert la porte de toute cette bande dessinée du moi japonaise…
Paru dans Pandora No.3
Chris Ware fait aussi partie de ton panthéon, et tu l’as même interviewé pour Kaboom No.1, en 2013.
Stéphane Beaujean voulait faire interviewer des auteurs par d’autres auteurs et il m’avait demandé qui je voulais questionner. J’ai répondu Chris Ware, et mes questions lui avaient été transmises par mail. On s’est rencontré pour de bon plus tard, au festival Bilbolbul de Bologne.
Tu as publié deux livres de dessins, sans prétexte narratif. Le premier, c’était La Ruche et le mémorial, chez Ion en 2013…
Oui, fait en carte-à-gratter, à nouveau, mais à laquelle j’ajoutais ensuite de la couleur.
Tu y déploies un imaginaire très noir, ésotérique, très sexuel… Tu as cité Goya, Callot et Topor parmi tes références, mais il m’a semblé distinguer aussi des éléments qui viendraient de certains dessinateurs japonais, de Bosch et de Clovis Trouille…
Souvent je pars de références visuelles, d’éléments que je vais piocher dans des peintures, dessins ou gravures, et je recompose des images à partir de ça et de choses que j’ai pu griffonner au téléphone… C’est un travail de collage assez complexe à réaliser, en carte-à-gratter.
Clovis Trouille a dû être une de mes influences visuelles les plus précoces. On avait utilisé un de ses tableaux en couverture de La Philosophie dans le boudoir, de Sade, un livre qui traînait chez moi. Je ne l’avais pas lu mais l’atmosphère étrange de cette couverture, qui représente Dolmancé et ses fantômes, m’avait marqué.
L’autre livre de dessins, c’est Agora, paru en 2029 chez 6 Pieds sous terre.
J’avais commencé il y a très longtemps à faire deux ou trois dessins dans ce genre, au retour de voyages. J’essayais de produire des images synthétisant un lieu et un moment, avec la reprise de logotypes et autres éléments de mobilier urbain pris dans mes carnets ou à partir de photos. Et puis j’ai été invité à faire une exposition à Bologne, en 2015 ou 2016, je ne sais plus. Le festival de bande dessinée Bilbolbul avait conclu un partenariat avec un festival de street art, et je devais exposer des affiches dans une rue. J’ai pensé que c’était l’occasion d’exposer ce type d’images, puisque ce sont des scènes de rue, justement. Donc j’ai en réalisé une série. Certaines évoquent Bologne, New York ou Rio, d’autres le terrain vague en bas de chez moi, à Montreuil. Jean-Philippe Garçon, éditeur chez 6 Pieds sous terre, a vu des photos de cette expo et m’a proposé de faire un livre. Donc j’ai encore réalisé de nouvelles images, et le tout a donné Agora.
Ce sont des images très denses, avec beaucoup de personnages et de détails…
Oui, c’est le résultat d’une volonté de condensation, et puis j’essaie que mes dessins soient tout de même un peu narratifs. Dans l’album, certains dessins sont très agrandis par rapport au format original. C’est l’éditeur qui a choisi ce format, mais sans doute parce qu’il se souvenait des affiches à Bologne.
J’imagine que les originaux des dessins uniques, du type illustration, peuvent plus aisément se vendre que les planches de tes albums…
Ah oui, incontestablement, il y a une demande pour ça.
On a pu voir dans le deuxième numéro de la nouvelle série des Cahiers de la bande dessinée des pages de tes carnets, dans lesquels il y a de tout : du texte, de la peinture, du dessin d’observation…
A une époque, j’avais un travail de carnet très soutenu et j’y faisais des choses assez élaborées, y compris en peinture. Evidemment, pour les Cahiers, j’ai choisi de reproduire des pages parmi les plus intéressantes, mais aujourd’hui mes carnets me servent surtout à prendre des notes et à faire des ébauches.
Evoquons le projet sur lequel tu travailles en ce moment. Tu le développes pendant quelques semaines ici, à Angoulême, et ta résidence à la Maison des Auteurs va se prolonger un mois à Rome, à la Villa Médicis (si le coronavirus ne remet pas tout en cause)…
Oui, je pense qu’une résidence convient bien au lancement d’un nouveau projet, le changement de décor, de contexte, marque le début de quelque chose… En raison de la pandémie, la résidence à la Villa sera reportée à une date ultérieure.
Tu étais déjà venu faire ici les premières pages de La Favorite…
Oui, mais à l’époque je venais de me séparer et je n’avais plus de logement. La Maison des Auteurs avait été ma bouée de sauvetage. Ce n’est pas le cas cette fois-ci, je ne suis pas venu dans un état d’urgence.
C’est nouveau, ce principe de double résidence, à Angoulême et à Rome…
Céline Guichard en avait déjà bénéficié l’année dernière. Cette année, Isabelle Boinot et moi avons été les deux candidats retenus et nous bénéficions en outre d’une bourse de l’ADAGP.
En quoi consiste l’histoire que tu développes ?
Le projet s’appelle Chumbo, ce qui veut dire « plomb », en portugais. Le cœur du récit se situe dans les années de plomb de la dictature au Brésil, entre 1968 et 1973. J’utilise cette fois des éléments de mon histoire familiale, côté brésilien. Mais ce que j’emprunte à l’expérience de deux mes oncles sera mélangé avec beaucoup d’autres ingrédients. Je suis allé sur place il y a un an et demi, et j’ai beaucoup travaillé sur l’écriture ces six derniers mois. Le livre sera en noir et blanc, fera environ 160 pages et paraîtra chez Casterman dans un an et demi ou deux ans.
C’est par le biais de la revue Pandora que tu as mis un pied dans la maison Casterman, puisque tu as participé aux quatre numéros parus à ce jour...
Oui, ils m’ont commandé une histoire à chaque fois, et la couverture du No.4. Ça a créé un lien avec la maison d’édition, et ils m’ont laissé entendre qu’ils aimeraient publier un de livres. J’aimerais bien, après Chumbo, faire un recueil avec les histoires parues dans Pandora et deux ou trois autres que j’ai en tête et qui ne sont pas encore dessinées. Par ailleurs, je continue à publier un fanzine, qui s’appelle Lampiste, dans lequel je raconte des souvenirs d’enfance.
Tu n’as jamais arrêté les fanzines…
Non, jamais, mais je ne suis pas très régulier. Là, j’ai déjà fait trois numéros, mais aucun depuis un an. Un jour, ces souvenirs aboutiront eux aussi à un livre.
Propos recueillis à la Maison des Auteurs le 27 février 2020.