dans l’atelier de... lisa lugrin
[Juin 2022]
Bénéficiaire d’une résidence croisée entre le Mexique et la France, Lisa Lugrin retrace ici son oeuvre, créée en duo avec son compagnon Clément Xavier. Traversée par la rencontre de l’autre et l’action politique, sa création l’a conduite à échanger avec les mouvements zapatistes venus en Europe en 2021 et publier une bande dessinée en ligne à ce sujet : Le Voyage pour la vie.
Quand avez-vous publié vos premiers fanzines ?
Ce fut dès le lycée, déjà avec Clément Xavier qui est resté mon compagnon depuis et qui est le scénariste de la plupart de mes publications. Nous avons sorti un journal nommé Scorpion, « le premier fanzine sombre et sale qui coûte ce qu’il vaut », en noir et blanc photocopié à l’arrache. Il coûtait 35 centimes, le prix d’un café. On était plusieurs copains à l’alimenter, mais dès qu’il fallait l’imprimer et le vendre, il n’y avait plus personne à part nous deux.
Pour vous, devenir autrice de bande dessinée était déjà évident à l’adolescence ?
Non. J’ai toujours adoré la bande dessinée, et j’ai très tôt commencé à en réaliser pour moi-même. Je lisais Franquin, Tintin, les classiques franco-belges. Puis ma découverte de Corto Maltese chez un cousin fut un vrai choc. Mais je n’envisageais pas de devenir autrice parce que ce n’était pas un vrai métier pour moi. Forte en science, j’ai fait un Bac S puis j’ai voulu devenir caméraman, une profession qui allie art et technique. Je voulais surtout faire du documentaire. J’en regarde toujours énormément sur la plateforme Tënk, Certains d’entre eux comme No Sex Last Night de Sophie Calle expriment une liberté et une poésie très stimulantes.
Quelles études suivez-vous après le bac ?
J’ai choisi un cursus cinéma et anthropologie à la fac. Dans mes lettres de motivation pour intégrer les écoles de cinéma, j’écrivais toujours être passionnée de bande dessinée. J’ai fini par me rendre compte que c’était ma vraie vocation, et qu’elle nécessitait que je m’y consacre à plein temps. En 2004, je suis donc rentrée à l’ÉESI d’Angoulême en DNAP, avant d’intégrer le Master bande dessinée en 2007, un an après sa création au sein de l’école. Clément est rentré en DNAP deux ans après moi, cela me permettait donc de rester à l’école avec lui. Avec lui et d’autres étudiants, nous avons monté en 2009 un journal de bande dessinée expérimental, Modern Spleen, auquel j’ai consacré mon mémoire d’études.
On y lit des auteurs de plusieurs nationalités. Comment avez-vous fait pour les réunir ?
Nous sommes partis un an à Bologne en Erasmus, où nous avons rencontré plein d’artistes italiens et allemands. Cela nous a motivé pour faire un journal de BD international financé par des subventions. On voulait changer les formats habituels tout en s’appropriant l’aspect populaire du journal. Et La Charente Libre a accepté de l’imprimer pour pas cher, à condition que le tirage soit de 25 000 exemplaires pour limiter le coût de fabrication à l’unité.
Comment avez-vous diffusé tous ces exemplaires ?
Plier tous ces numéros en deux pour qu’ils rentrent dans les enveloppes postales, c’est long. Très long. Cela a été un énorme travail auprès des librairies, facilité, malgré tout, par la gratuité du journal. On l’a aussi distribué à des endroits où les gens n’ont pas l’habitude de lire de la bande dessinée, en espérant que le public des salles de cinéma d’art et d’essai, des salles de concert et des centres d’art contemporain seraient intéressés par notre travail. Nous en avons aussi laissé dans des épiceries sociales en animant des ateliers de bande dessinée avec des enfants. Ça coûte affreusement cher la BD. On tenait à en proposer à un lectorat qui n’a pas les moyens d’acheter des albums. Pour vérifier que les exemplaires n’étaient pas jetés à la poubelle, j’appelais chaque lieu un par un, 300 au total.
Vous continuez en fondant les éditions Na, en 2010 [1]. Avec quel objectif ?
Beaucoup d’entre nous faisaient le constat de la difficulté à se faire repérer par des éditeurs. Nous sommes donc passés par l’autoédition. Nous avons surtout édité des projets d’amis auteurs d’Angoulême, des ouvrages expérimentaux aux allures trop bancales pour toucher un large public. Je conseille à tous les aspirants auteurs de BD de faire de la microédition, d’aller avec ces créations sur les festivals. C’est la meilleure porte d’entrée. Grégory Jarry des éditions Flblb nous a repéré par notre boulot dans la revue L’Épisode qui a suivi Modern Spleen.
Quelle fut votre ligne éditoriale ?
On a sorti une dizaine de livres dont le dernier en 2017. On a détourné le format éditorial dominant avec la collection 48cc, d’après le terme inventé par Jean-Christophe Menu dans son essai Plates-bandes, pour désigner le format 48 pages cartonné couleur. C’était bien avant que L’Association ne fasse la sienne avec Lewis Trondheim. Après tout, c’est cette bande dessinée standardisée d’aventure qui nous a poussés à en faire. On se disait que le format pourrait rassurer les gens afin de les amener vers des styles qui les auraient rebutés autrement. Cela n’a pas du tout fonctionné. Lorsqu’avec Clément nous avons eu notre premier fils, c’était plus possible de bosser le week-end et jusqu’à 23h tous les soirs. Il a fallu choisir.
Vos récits autoédités sont le plus souvent des fictions, des récits de SF notamment. C’est étonnant, puisque vous n’en avez plus du tout fait par la suite.
On continue d’aimer beaucoup la fiction et cela imprègne toutes nos publications. Nos récits comme Yékini (2014) parlent de personnes et faits réels, mais de manière très romancée, avec beaucoup d’arrangements dans le scénario et le dessin. Ce ne sont pas des BD historiques qui respectent chaque détail, plutôt du docu-fiction. Plus on lit de choses, plus on fait des rencontres, plus on découvre des sujets passionnants qui donnent envie de les traiter en bande dessinée. On cherche des histoires qui tissent des liens avec notre monde contemporain. Nos projets sont aussi des prétextes aux voyages. C’est important pour Clément et moi car il s’agit d’un métier qui nous rive seul sur notre table à dessin la plupart du temps. Cette démarche rejoint mon intérêt initial pour le documentaire et l’anthropologie, pour des cinéastes comme Jean Rouch, René Vautier, Chris Marker et Claire Simon.
Comment collaborez-vous avec Clément Xavier ?
Pour nos premiers récits en fanzine, on faisait tout à quatre mains, le scénario et le dessin. Clément faisait le premier croquis et je rajoutais des choses après lui, etc. On s’inspirait de choses qu’on avait vécues pour les déformer, comme cette série de SF avec le duo de personnages Pompolona et Vénal, nos alter ego oniriques. On la reprendra quand on aura assez d’argent pour réaliser un projet sans contrainte. Dès notre premier ouvrage à deux, Yékini, nous avons collaboré autrement. Comme il y avait 380 pages, il nous a fallu répartir le travail de manière plus pragmatique : Clément au scénario et moi au dessin, même s’il intervient beaucoup sur le découpage et moi sur l’histoire. Pas de chasse gardée.
Comment êtes-vous passé de l’autoédition à la publication de votre travail chez d’autres éditeurs ?
En 2008, Clément et moi avons contribué à Ich, I, je, io, une anthologie collective dirigée par Stefano Ricci et Anke Feuchtenberger publiée chez Mami Verlag, puis à un livre collectif sur la guerre d’Afghanistan en 2011 édité par Flblb. On en a réalisé un segment chacun, des fictions basées sur beaucoup de documentation. Nous l’avons réalisé durant une résidence à la Maison des auteurs d’Angoulême en 2010-2011 [2].
Puis, vous publiez en 2014 chez Flblb votre premier livre à deux, Yékini. Vous dites l’avoir réalisé grâce à un vendeur de tee-shirt. Pourquoi donc ?
Tout est parti d’un voyage. Clément est lié au continent africain, puisqu’il y est né et il y a vécu jusqu’à ses six ans. Son père travaille dans l’humanitaire. Nous sommes partis le voir pendant deux mois lorsqu’il vivait au Sénégal. On a découvert là-bas une discipline sportive importante, la lutte, en allant regarder un combat. J’ai offert à Clément un tee-shirt à cette occasion, à l’effigie de Yékini, un lutteur sénégalais imposant. Une fois de retour en France, nous avons retrouvé nos éditeurs Grégory Jarry et Thomas Dupuis de Flblb. On se disait qu’on aimerait bien refaire un livre avec eux. Clément portait justement ce tee-shirt du Sénégal. J’ai expliqué l’importance de la lutte au Sénégal, et Grégory nous a incité à partir là-dessus.
Comment vous êtes-vous intéressé au lutteur Yékini ?
On est retourné au Sénégal pour assister à de nombreux combats et entraînements de ce sport qui reste le plus populaire du Sénégal. Il remplit les stades. On a vu le combat de Yékini contre Tyson, les deux colosses de l’arène. Les gens entendaient parler de ce combat depuis un an, avec des affiches partout et des articles dans la presse. Yékini a gagné. Nous avons rencontré un gamin de 8 ans qui était dégoûté. Il nous a expliqué que Yékini a une vision traditionaliste et ennuyeuse de la lutte. C’est un ascète qui ne fait que s’entraîner plutôt que de s’afficher comme une star. Il refuse de jouer le jeu médiatique. Sa position réfractaire nous a intéressé. Ce sport reste une discipline traditionnelle qui fut interdite par les colonisateurs français. Les lutteurs subissent une préparation mystique à chaque combat avec des rituels magiques qui durent plusieurs heures. Les marabouts leur donnent des potions, puis ils effectuent des danses, avant un combat de quelques minutes, parfois de quelques secondes puisqu’il « suffit » de mettre à terre son adversaire pour gagner.
Pourquoi insérer des photographies au cours du récit ?
On a pris des photos sur place pour se documenter. Au moment de la réalisation du récit, Clément a eu l’idée de les intégrer. La narration peut laisser croire que la vie de Yékéni est fictive. Les passages en photos permettent de raccrocher le lecteur au réel, de se rendre compte, par exemple, que les lutteurs font vraiment 2 mètres et 140 kilos !
En focalisant le récit sur la rivalité entre Yékini et Tyson, ne reprenez-vous pas le storytelling des médias que Yékini déteste ?
Oui, clairement ! On a fait le choix de détourner les codes de ce système médiatique en critiquant son appât du gain. On reprend par exemple les couvertures racoleuses d’un magazine fictif, le Voici des arènes, en s’inspirant de vrais magazines sénégalais dont le titre n’aurait rien évoqué au lecteur français. Et on imagine que Yékini accepte de devenir le personnage d’un récit de BD pulp délirant, qu’on insère dans l’album. Le système médiatique occupe d’ailleurs une place dans beaucoup de nos œuvres, parce qu’il participe au sort de nos personnages. Dans Jujitsuffragettes (2020), son importance est primordiale car la lutte pour le droit de vote des femmes fut une guerre des images. Les suffragettes commettaient des actions spectaculaires pour que ce soit relayé dans les médias, tandis que leurs détracteurs les caricaturaient par des dessins ignobles publiés dans les journaux. Dans Waco Horror (2022), la féministe Elizabeth Freeman embrasse le militant des droits civiques W.E.B. Du Bois [William Edward Burghardt Du Bois] devant les journalistes pour faire parler d’eux. Il s’agit de retourner contre elle-même la puissance médiatique qui sert des intérêts capitalistes et diffuse souvent une idéologie réactionnaire.
Comment avez-vous dessiné ce premier album ?
Avec des critériums Bic du supermarché, des aplats au crayon blanc qui permet d’estomper le gris et du papier calque. Il me permet de repasser sur les dessins au brouillon sans utiliser de table lumineuse. Yékini et Géronimo, mémoires d’un résistant apache (2016) ont été tous deux dessinés avec cette technique, à ceci près que j’ai utilisé beaucoup plus de calques pour le second. Je les ai scannés séparément pour ensuite faire les niveaux de gris de manière plus localisée sur Photoshop, ce que je ne pouvais pas faire avec un calque par planche. Je suis ensuite passée au numérique pour mes projets suivants, afin de gagner du temps.
Après Yékini, vous racontez la vie de Géronimo, un chef apache du XIXe siècle. Comment est né ce projet ?
En animant des ateliers de BD auprès de jeunes gens du voyage, parqués dans des zones industrielles sordides. Les gamins avec lesquels nous dessinions fabriquaient des arcs et des flèches, puis nous emmenaient chasser. Parallèlement à cette expérience, on lisait les mémoires de Géronimo. On trouvait plein de points communs avec la culture des gitans, leur refus de la propriété et de la sédentarisation que certains tentent de leur imposer. Géronimo parle très peu de ses combats et beaucoup de sa culture menacée de disparition. Ce qui lui importait le plus était de la transmettre. Il est né dans une tribu sans jamais côtoyer un seul blanc, sans avoir d’argent et il est mort à 80 ans dans une réserve. Il a connu la fin de l’autonomie indienne. Dans cette autobiographie, il commence par raconter les mythes de la création du monde et des hommes dans la cosmogonie apache pour ensuite expliquer l’organisation sociale de sa tribu. Nous sommes partis deux mois aux États-Unis pour tenter de voir ce qu’il reste aujourd’hui de la culture indienne.
Le contact avec les Amérindiens a-t-il été facile ?
Non. Yékini et ses proches étaient très contents qu’on fasse une BD sur eux et restaient très accessibles. Mais les amérindiens étaient très méfiants, conséquence du génocide qu’ils ont vécu. Dans les films américains, les Indiens sont le plus souvent représentés de manière caricaturale et raciste. Leur culture est récupérée, dévoyée et maltraitée, parfois avec les meilleures intentions du monde. Les Apaches nous ont très justement fait remarquer qu’ils peuvent faire des livres sur eux-mêmes sans nous. Petit à petit, on a rencontré les bonnes personnes pour échanger. Avec une institutrice indienne, on a animé pendant une semaine des ateliers de dessin avec des enfants, tout en suivant des cours de langue apache avec eux. Puis nous avons été invités à un regroupement d’Apaches en Oklahoma, près de la réserve où mourut Geronimo. C’est à cette occasion qu’on a pu assister à des danses rituelles. Leurs photos rythment l’album.
Quelles réflexions portez-vous sur votre position d’artiste racontant des récits sur des cultures non-occidentales ?
Je peux me sentir beaucoup plus d’affinité avec un Sénégalais qu’avec un voisin de palier qui vote Zemmour. Mais le risque est de verser dans l’appropriation culturelle. La solution à mon sens est d’assumer sa place d’étranger. Pour Yékini, on nous avait conseillé d’utiliser des expressions sénégalaises. On a plutôt assumé notre regard extérieur en francisant leur langage plutôt que d’essayer de le reproduire trait pour trait.
Avec Clément Xavier, vous avez aussi publié deux romans-photos : Mon voisin Brad Pitt (2017) et Même le grand soir a commencé petit (2019). Pourquoi vous êtes-vous essayé à ce médium particulier ?
Clément et moi avons un attrait pour les formes artistiques antiélitistes et populaires, que ce soit le support du journal, du 48cc et du roman-photo, une forme dévalorisée. Cela me fait très plaisir lorsque des gens me disent qu’on leur a donné envie d’en faire eux-mêmes. C’est l’un de mes buts : pousser les gens à s’exprimer eux aussi plutôt que de leur faire croire qu’ils n’en sont pas capables.
Le premier raconte la venue de votre nouveau voisin de palier à Marseille, un certain Brad Pitt…
Cela donne au récit un air de sitcom. Mais en toile de fond, les loyers commencent à augmenter, ce qui finit par nous forcer à déménager. On a croisé une femme âgée dans la rue qui a lu le roman-photo et nous a reconnus. Elle nous a dit avoir été touchée par le récit parce que c’était exactement ce qui lui était arrivé, un déménagement forcé à cause de la hausse des loyers. Nous vivons à Marseille depuis 10 ans. La ville est sous tension, parce que le centre-ville est resté très populaire et que le pouvoir politique aimerait l’embourgeoiser en ramenant les riches qui vivent près de la mer. On participe malgré nous à cette gentrification même si on ne fait pas partie des classes les plus aisées. Quand on s’est lancé dans ce récit, la précédente municipalité de droite tentait d’expulser les pauvres du centre-ville, en laissant leurs logements pourrir. Cela a provoqué le drame de la rue d’Aubagne : l’effondrement d’un immeuble insalubre provoquant la mort de huit personnes. Une image nous a frappés, celle d’un magnifique bâtiment rénové par la mairie près de la Canebière. Tout autour c’est la misère noire, des familles à la rue. Et sur le mur était annoncé la création d’un hôtel 4 étoiles avec spa. Le slogan qui l’accompagnait était « une Canebière pour tous les marseillais ».
Vous incluez des photos de plusieurs stars du cinéma américain. Vous n’avez pas peur de finir en procès ?
On s’est pas du tout posé la question. Si Brad Pitt et George Clooney tombent sur ce livre ça les ferait plus marrer qu’autre chose. Et puis on reste largement sous les radars avec nos 500 ventes. Ceci dit, un jour nous avons croisé Matt Damon en bas de chez nous pour tourner le film Stillwater dans notre rue.
L’élaboration de la forme du roman-photo vous a-t-elle donné du fil à retordre ?
Oui. Clément et moi sommes tous les deux nuls en photo. Elles sont moches et trop sombres, réalisées avec un mauvais appareil. Il faudra qu’on investisse dans un autre pour le troisième qu’on fera peut-être un jour. D’autre part, les décors perturbent la lecture puisqu’une photo ne fait pas le tri dans les informations visuelles, contrairement au dessin. Pour rattraper le coup, on a cherché plein de solutions, comme placer des aplats de couleurs en fond.
La vedette du deuxième roman-photo est votre propre enfant, alors qu’il n’avait qu’un an. Pourquoi un tel choix de casting ?
L’idée de base de cette histoire est partie d’un constat banal : « c’est dingue à quel point les enfants grandissent vite ! ». On s’est amusé à imaginer que cette crise de « maturisme » répondait à un besoin vital, les enfants n’ayant plus de temps à perdre pour sauver la planète. Ils deviennent donc tous très intelligents, des Greta Thunberg avant l’heure. Avoir un enfant aujourd’hui est une expérience particulière, alors que je ne sais même pas à quoi ressemblera la Terre, le monde animal et végétal quand ils auront mon âge.
Comment s’est déroulé le tournage avec le bébé en question ?
Nos romans-photos sont improvisés chez nous avec les moyens du bord. Parfois il se met à pleurer en plein tournage, ce qui aiguille le scénario vers d’autres directions. On a joué avec ce qu’on avait sous la main, comme deux gosses qui s’inventent un monde et des histoires depuis leur chambre.
Dans Jujitsuffragettes, vous racontez que les féministes anglaises qui se battaient pour le droit de vote il y a un siècle prenaient des cours d’arts martiaux. Comment l’avez-vous su ?
En lisant le livre Se défendre, dans lequel la féministe Elsa Dorlin évoque plusieurs mouvements d’autodéfense dans l’histoire, dont celui des suffragettes. Il en existe plusieurs courants à l’époque. Celui d’Emmeline Pankhurst est le plus radical car elle s’est rendu compte qu’en restant pacifiste, personne ne s’intéresse à leur cause. Alors que des actions musclées, qu’on en parle en bien ou en mal, font avancer les choses. Mais le jujistu, c’était surtout pour se défendre. Elsa Dorlin explique dans son livre qu’il ne s’agit pas pour les femmes d’apprendre à se battre, mais de désapprendre à ne pas se battre. Finalement, les femmes ont obtenu le droit de vote en Angleterre après la Première Guerre Mondiale. D’autres détails du récit évoquent des luttes très actuelles, comme la fille d’Emmeline Sylvia qui insista sur l’importance de la convergence des luttes entre mouvement féministe et mouvement ouvrier en rejoignant l’Internationale communiste.
Pratiquez-vous un art martial ?
Oui. Je prends des cours de Wu dao depuis 10 ans. Et j’ai assisté à un cours d’autodéfense avec Elsa Dorlin que je relate à la fin de l’album. Beaucoup de femmes qui ont subi des violences y viennent pour retrouver confiance en elles. Quand on est une femme dans l’espace public, on n’ose pas flâner. On nous a mis dans la tête depuis la naissance qu’on était faibles et incapables. L’objectif est de ne plus se sentir vulnérable et de mieux réagir en cas d’agression.
Avec Waco Horror dessiné par Stéphane Soularue, vous évoquez le combat d’une autre suffragette, Elizabeth Freeman, de l’autre côté de l’Atlantique. Qu’a-t-elle accompli ?
W.E.B. Du Bois, un éminent sociologue peu reconnu de son vivant parce qu’il était noir, voulait enquêter sur le lynchage d’un afro-américain, à Waco en 1916, qui aurait assassiné une femme blanche. Comme c’était compliqué de mener l’enquête lui-même à cause de sa couleur de peau, il a demandé à Elizabeth Freeman de s’y intéresser. Elle l’a fait au péril de sa vie, en réunissant des documents qui prouvent le lynchage comme des photos vendues dans la ville comme des cartes postales. On y voit une foule immense, avec des enfants comme à la kermesse. Leur publication a choqué l’opinion publique.
Entre 2021 et 2022, vous scénarisez l’adaptation dessinée du livre-somme (800 pages) de l’historien Gérard Noiriel Une histoire populaire de la France. Un projet plutôt ambitieux !
On ne mesurait pas à quel point. On a lu un extrait du livre publié en avant-première dans Le monde diplomatique qui nous a beaucoup emballés. Notre éditeur chez Delcourt, Vincent Bernière, nous a dit qu’il réfléchissait à publier des adaptations. On lui a parlé du livre de Noiriel, qu’on a contacté très tôt avant même que l’ouvrage devienne un best-seller. Ce fut très dur de résumer son propos en deux tomes de 250 pages. Si on avait pu avoir le double, ça aurait été plus facile... Mais pas pour le dessinateur Gaston (Alain Remy). C’est un travail très modeste et d’une grande fidélité au texte de cet historien.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans son approche historique de l’histoire de France ?
Elle permet de mieux comprendre le présent en se focalisant sur les conflits entre classes sociales. Quelques mois avant les Gilets Jaunes il écrit que depuis le Moyen-Âge, les insurrections s’organisent souvent contre un nouvel impôt. Elles peuvent être soutenues par les élites au départ, qui se désolidarisent ensuite rapidement lorsqu’elles jugent le peuple trop violent. Noiriel est un spécialiste de l’immigration et du mouvement ouvrier. Il explique que la France est une terre d’immigration depuis bien longtemps. Il s’intéresse surtout à la vie des gens, à leurs conditions matérielles à travers les époques.
En 2021, vous sortez en épisode sur internet un récit sur le mouvement zapatiste impulsé par l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) qui s’appelle Le Voyage pour la vie [3]. Quel est son histoire ?
Il s’agit d’un mouvement altermondialiste prônant l’autonomie des populations descendantes du peuple Maya qui vivent dans une région reculée et très pauvre du Mexique, le Chiapas. Leur cri « Ya basta ! » veut dire « ça suffit ! » car on leur spoliait leurs terres, tandis que l’État mexicain ne leur donnait pas accès aux soins médicaux. Le 1er janvier 1994, date de l’entrée en vigueur du traité de libre-échange ALENA entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, le mouvement est entré en insurrection. Les populations se sont soulevées, soutenues par l’armée zapatiste qui a décidé de déposer les armes au bout de 12 jours. Ce fut une victoire, puisqu’ils sont par la suite parvenus à construire une autonomie radicale dans la région en s’émancipant de l’État central. Ils ont créé des écoles, des hôpitaux…
Comment fonctionne cette organisation sociale ?
Elle se base sur l’absence de spécialisation. Un professeur devient agriculteur et inversement, tandis que les charges politiques sont renouvelées tous les deux ans. Tout fonctionne pour maintenir le pouvoir politique à la base et éviter qu’il ne se déconnecte des populations en s’accaparant des privilèges. Ils s’organisent en assemblée avec une temporalité très différente de la nôtre. Si un message leur est envoyé, la réponse peut prendre des semaines à nous parvenir car ils doivent en discuter ensemble. Ils espèrent ainsi parvenir à des décisions plus justes.
Connaissiez-vous les zapatistes depuis longtemps ?
Cela faisait 10 ans que je voulais faire une BD sur les zapatistes et que je me documente sur eux. Je ne voyais pas comment les présenter à un public français sans les exotiser. Quand ils ont annoncé en 2020 qu’ils venaient en Europe échanger avec les mouvements de luttes occidentaux, j’ai sauté sur l’occasion. Ils sont venus par plusieurs centaines entre juillet et novembre 2021. Des collectifs se sont créés un peu partout en France et en Europe, à différentes échelles locales, régionales et nationales pour les accueillir. Cela a rapproché plein de gens ensemble venant de mouvements écologistes, féministes et anticapitalistes. Avec la commission communication, nous avons diffusé ma BD dans plusieurs médias afin de rassembler des dons pour financer la venue des zapatistes. Jérôme Baschet s’est débrouillé pour convaincre un grand nombre de journaux de nous publier : Lundi Matin, Reporterre, Politis, Médiapart, Ballast, Bastamag, Libération, Nouvel Obs, CQFD, France Amérique Latine, L’âge de faire et Panthère Première. Certains sont des amis mais concernant d’autres comme Libé, on était plutôt surpris.
Pourquoi avez-vous collaboré avec des connaisseurs du mouvement zapatiste comme Jérôme Baschet et Métie Navajo ?
C’était très difficile pour moi de raconter l’histoire de ce mouvement à la place des concernés. J’avais peur de faire des erreurs. Cela m’a beaucoup aidé d’avoir Jérôme Baschet derrière moi. Il a écrit un livre sur les zapatistes et vit à San Cristobal, au Chiapas. Je suis, pour ma part, allée au Mexique pendant deux mois pour une résidence d’artiste croisée en co-organisée par la Maison des auteurs, à la fin de 2021 [4]. On a accueilli les zapatistes revenus d’Europe à l’aéroport de Mexico, puis j’ai pu visiter leur Université de la Terre. Mais je n’ai pas pu aller dans les caracoles zapatistes qui restent fermées depuis le covid à part pour les Brigades d’observation des droits humains qui collaborent avec eux.
Le projet aboutira d’ici un an à la publication d’un album chez Futuropolis. Que contiendra-il ?
La première partie va présenter le mouvement zapatiste. La deuxième relatera leurs rencontres durant ce voyage en Europe. On reprend beaucoup de passages des communiqués zapatistes qui sont très poétiques. Leur mouvement a aussi une dimension artistique forte, avec des peintres comme Béatrice Aurora.
Qu’est-ce qui relie vos différentes publications de bande dessinée ?
À chaque fois, elles se révèlent l’occasion de rencontrer des gens qui parviennent à vivre autrement, hors du mode de vie occidental. Mon travail est un moyen de lutter contre le « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Nous allons de crise sanitaire en crise économique, sur fond de crise écologique. Les façons de vivre qui s’émancipent de ce cercle vicieux sont précieuses. Elles ne sont pas parfaites mais elles ouvrent le champ des possibles. C’est aussi ce qui m’intéresse dans la littérature anthropologique.
Vous avez des exemples ?
David Graeber a été une découverte très importante. Il est l’héritier d’un courant d’anthropologues anarchistes comme James C. Scott, Pierre Clastres et Marshall Sahlins. C’est exactement le genre de pensée que je cherchais en étudiant l’anthropologie. Ils démontrent que les petites sociétés dites primitives ne sont pas moins évoluées que les nôtres, mais qu’elles ont justement réussi à ne pas donner trop de pouvoir à quelques-uns. Cela renverse complètement notre vision du monde et de la politique.
Avez-vous d’autres projets en cours ?
Je viens de terminer une bande dessinée de 16 pages pour la revue féministe La Déferlante. Elle raconte le destin de deux femmes pirates, Anne Bonny et Mary Read. Si c’était une fiction, ça ne paraîtrait pas crédible. Le récit sera sûrement prolongé en album.
[1] Voir le site internet de la Maison d’édition Na : http://na-editions.blogspot.com/
[2] Présentation de la résidence de Lisa Lugrin et Clément Xavier en 2010-2011 : http://www.citebd.org/spip.php?article2071
[3] Tous les épisodes sont réunis à ce lien : https://blogs.mediapart.fr/le-voyage-pour-la-vie/blog?page=1
[4] Présentation de la résidence de Lisa Lugrin au Mexique (Résidence croisée Mexique-France coconstruite par GrandAngoulême, l’Institut Français d’Amérique Latine (IFAL), la Ville de Zapopan et la Cité) :
http://www.citebd.org/spip.php?article11073