Créer une passerelle entre lecteurs de bande dessinée et publics du musée
Entretien avec Fabrice Douar, responsable éditorial au musée du Louvre, directeur de la collection de bandes dessinées Musée du Louvre/Futuropolis.
Depuis 2005, Fabrice Douar dirige la collection de bandes dessinées du musée du Louvre, éditée en partenariat avec les éditions Futuropolis. À l’occasion de la sortie du dernier album, Le Grand Incident par Zelba, il revient pour Neuvième Art sur les enjeux, les origines et l’actualité de la collection.
Pour commencer, pourriez-vous retracer l’origine de cette collection de bande dessinée initiée entre les éditions Futuropolis et le musée du Louvre ?
Au moment où Henri Loyrette est arrivé à la direction du Louvre, il a voulu faire revivre une tradition du musée, qui consistait à favoriser la création contemporaine., une journée de la semaine aux artistes pour qu’ils puissent copier et s’inspirer des maîtres. Sous sa présidence, entre autres, le plafond de Cy Twombly a été commandé, et ont eu lieu des expositions d’art contemporain en contrepoint des collections, des manifestations de danse contemporaine, de théâtre, des cartes blanches comme celle donnée à Patrice Chéraud. De mon côté, j’ai eu comme un flash : je suis éditeur, j’aime la bande dessinée, j’aime le Louvre, je me suis donc demandé ce que je pouvais faire avec tout ça. Un matin je me dis : « la bande dessinée est un art contemporain comme les autres. Pourquoi on n’inviterait pas des auteurs à travailler au Louvre ? ». En plus, j’avais une carte à jouer puisque je pouvais m’en occuper moi-même – je suis éditeur et la bande dessinée fait partie du domaine du livre. J’ai donc créé un projet que j’ai proposé à Henri Loyrette : un auteur à qui on donne une carte blanche pour venir se confronter aux maîtres anciens, au musée du Louvre, et qui dresserait une passerelle entre la bande dessinée et le monde des musées.
Nicolas de Crécy, Période glaciaire, Futuropolis / Louvre, 2005
Comment a-t-il réagi face à cette proposition ?
Le projet lui a plu et il m’a laissé libre de le mener. Au départ, je trouvais déjà magique qu’il dise oui, j’ai donc voulu créer un livre collectif, pour y mettre un maximum d’auteurs que j’aimais. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que ce projet n’était pas viable et qu’il valait mieux, y compris commercialement, faire un seul album par auteur. Donc je suis retourné voir ma direction, qui a accepté mais seulement pour quatre titres. J’ai fait ma shortlist d’auteurs, trouvé un co-éditeur, Futuropolis, par l’intermédiaire de l’auteur Nicolas de Crécy. J’avais contacté Nicolas de Crécy pour produire le premier album, ainsi qu’Éric Liberge, Marc-Antoine Mathieu et Bernard Hislaire. Puis, que ce soit au niveau des ventes, de la presse, les albums ont très bien marché. À chaque fois, au moment où l’auteur commençait à avoir son idée, on organisait une rencontre avec le directeur du Louvre pour en discuter.
Stéphane Levallois, Léonard2Vinci, Futuropolis / Musée du Louvre Éditions, 2019, p. 7.
Les albums ont-ils pu faire partie de la programmation du musée, être valorisés par le biais d’expositions par exemple ?
Oui, quand Marc-Antoine a annoncé qu’il était aussi scénographe, Henri Loyrette a proposé de monter une petite exposition à la sortie de chaque album. C’étaient de petites expos, situées à l’accueil des publics, gratuites, qui ne faisaient pas partie de la programmation du Louvre, personne n’était averti, donc c’était un peu à l’arrache mais ça se faisait. Arrivés au quatrième titre, Henri Loyrette propose de marquer le coup, de faire une exposition d’art contemporain, une rétrospective des quatre albums, en salle de la Maquette, là où se trouve toujours ce type d’exposition. Marc-Antoine en est le scénographe ! Entre-temps, j’ai réussi à convaincre Henri Loyrette de prolonger le partenariat avec Futuropolis.
La collection remplissait-elle déjà son objectif de « passerelle » entre les mondes de la bande dessinée et du musée ?
En effet, et elle valorisait aussi le musée, disant au public : « Regardez, le monde des musées n’est pas si poussiéreux que ça, on peut s’y intéresser par de nouveaux biais comme la bande dessinée, et si ça vous intéresse, ensuite, allez dans les salles, choisissez des objets, faites-vous votre propre parcours ». Parallèlement, on signifiait aussi que le monde de la bande dessinée, ce n’est pas seulement des Mickeys, ou des BD comme Les Profs, Les Blondes, ou des livres pour enfants. C’est aussi de l’art, il y a des Michel-Ange, des Rubens chez les auteurs de bande dessinée, chacun a son univers graphique d’une richesse extraordinaire, une production aussi riche et diverse que l’ensemble des collections du Louvre. On prolonge, donc.
Taiyou Matsumoto, Les Chats du Louvre, Futuropolis / Louvre, 2018. Mise en couleurs d'Isabelle Merlet
La collection ne comporte pas uniquement des albums de style franco-belge, mais aussi des mangas. Comment s’est passée l’arrivée d’auteurs asiatiques dans la collection ?
C’est à ce moment-là, en effet, que j’imagine d’étendre le projet pour sortir de la bande dessinée franco-belge, aller vers les comics américains, les mangas. J’ai eu la chance d’aller au Japon, où une entreprise d’assurances organise chaque année un concours de dessins d’enfants, avec lequel le Louvre a créé un partenariat. Il fallait donc envoyer une personne du musée pour faire partie du jury et sélectionner les dessins : le service mécénat connaissait mon projet et m’a désigné pour y aller. J’ai profité de l’occasion pour rencontrer des auteurs, dont Hirohiko Araki. Je lui ai proposé la carte blanche – son éditeur a fait la grimace parce qu’il voulait garder l’exclusivité de son auteur – mais Araki voulait le tenter. Il est donc venu au Louvre et créé le premier manga de la collection, en couleur directe, ce qu’il n’avait jamais fait (je lui avais montré certains albums de la collection et il était sidéré, il s’est dit « moi aussi je veux faire de la couleur directe ! » – les petits challenges entre auteurs).
Au moment où l’exposition rétrospective a débuté, on a pu exposer ses premières planches, même si l’album n’était pas encore paru. Il y avait beaucoup de monde, une presse incroyable, des chaînes de télévision, donc on a prolongé l’ouverture de la collection vers le manga, avec Jirō Taniguchi par exemple. Désormais, j’aimerais ouvrir sur les États-Unis, mais j’ai du mal à être envoyé en mission par le musée. J’ai développé quelques contacts seulement, mais ça viendra. Pour Taniguchi, ça a mis sept ans – il y a le temps long des auteurs, le temps qu’ils finissent leurs projets, qu’ils intègrent ce projet-là dans leur agenda, etc.
On en est maintenant à vingt-trois titres, un par an – j’aimerais qu’on arrive à deux. J’ai rencontré la nouvelle présidente, Laurence des Cars : l’avenir de la collection lui appartient. J’ai un programme éditorial, avec notamment Hugues Micol, Emmanuel Guibert, Daria Schmitt, mais je sens que je vais devoir de nouveau faire œuvre de pédagogie afin de convaincre ma direction de continuer la « carte blanche »...…
Jirô Taniguchi, Les Gardiens du Louvre, Futuropolis / Louvre, 2014
Les formes et les thèmes des albums de la collection sont très divers, c’est une volonté de votre paart ?
Cette diversité rejoint l’ambition de dresser une passerelle entre ces deux univers un peu hermétiques au départ. Avec le temps, année après année, je tenais à faire de cette collection une sorte de reflet, de miroir des collections du Louvre. Quand on va au Louvre, on passe dans les salles concernant l’Antiquité égyptienne et puis paf d’un coup on se retrouve dans la peinture italienne et puis paf dans la sculpture française et puis paf dans les objets d’art du XVIe siècle. C’est un univers d’une richesse incroyable, mais un peu déconcertant, on peut même se perdre là-dedans. Je souhaite que cette collection soit le reflet, non de cette « déconcertation », mais de cette richesse, de cette diversité que propose le Louvre. C’est-à-dire qu’on propose au fur et à mesure des univers très riches, différents et singuliers. Chaque album constitue toujours un univers à part, différent de celui qu’on a proposé auparavant, justement pour montrer la richesse et la vitalité de la bande dessinée à l’heure actuelle. Il y a une richesse incroyable des collections du Louvre comme des propositions et des singularités artistiques dans la bande dessinée, qui montrent bien que c’est un mouvement créatif qu’on ne peut pas circonscrire à un seul domaine. Cette diversité est là pour refléter la diversité du musée du Louvre.
Florent Chavouet, L'Île Louvre, Futuropolis / Louvre, 2015
Comment travaillez-vous avec les auteurs, quel est le processus d’accompagnement ?
Ça dépend de chaque auteur. Dans le cadre de la carte blanche, nous sommes trois acteurs : l’auteur, Sébastien Gnaedig (directeur éditorial de Futuropolis) et moi. Si l’auteur accepte la proposition, je prends le relais. Le début du processus se fait entre lui ou elle et moi. On commence par des visites dans les salles le mardi, le jour de fermeture du musée au public. Je présente les salles, le bâtiment, les œuvres, je lui demande s’il y a un endroit qu’il ou elle veut visiter en particulier, on va sur les toits, etc. Ça peut prendre un ou deux ans, parfois tous les mardis, comme c’est le cas avec l’autrice qui travaille en ce moment. Ensuite souvent l’auteur se met en retrait, parce qu’il réfléchit. Plus on avance dans la collection, plus il y a d’albums créés, donc il angoisse face aux prédécesseurs que sont par exemple Enki Bilal, Nicolas de Crécy, en se demandant s’il est à la hauteur, parce qu’un certain nombre d’angles et d’histoires ont déjà été abordés, et aussi parce que c’est le Louvre. Cela dit, Florent Chavouet et David Prudhomme ont tous les deux traité la question des publics, et pourtant leurs ouvrages sont complètement différents, donc ce ne serait pas dramatique de traiter le même angle qu’un prédécesseur. C’est aussi la richesse de l’expression de chacun. Ensuite, l’auteur se manifeste avec une idée. On se réunit tous les trois, il nous présente le scénario et on réfléchit. On signe un contrat, et on élabore un calendrier de publication. Là je me tourne vers le Louvre pour faire valider la date et budgéter la commande. Cela devrait changer avec la nouvelle présidence, il faudra faire valider le choix d’auteur, puis le scénario… On revient au début de la collection où je présentais chaque auteur avec son scénario auprès d’Henri Loyrette. Pourquoi p as ! Mais ce que nous ne devons pas perdre de vue et qui intéresse les auteurs dans ce projet, c’est avant tout la liberté de parole, de mouvement, de création. C’est la seule raison pour laquelle ils acceptent.
Une fois que l’auteur a son idée, il fait ses recherches documentaires. Certains préfèrent travailler seuls, comme Charles Berbérian, qui a fait ses propres recherches sur l’Épopée de Gilgamesh. D’autres préfèrent qu’on leur donne de la documentation, des informations historiques, institutionnelles. Ils souhaitent rencontrer les conservateurs, accéder aux bibliothèques des départements, voire travailler avec les pompiers pour accéder aux toits, comme l’a fait Hugues Micol qui a passé une journée avec eux. J’organise les rendez-vous, je fais des recherches documentaires aussi. Mais rien n’est figé, finalement, dans ce processus.
Quel rapport les auteurs ont-ils avec le musée, avec les collections, avant de commencer leur projet de collaboratiion ?
Certains auteurs ont refusé le projet en disant : « Le Louvre, c’est trop grand pour moi ». D’autres tentent quand même le coup, puis abandonnent car ils ne trouvent pas l’angle d’attaque. D’autres enfin continuent jusqu’au bout. Ce sont des gens qui connaissent bien l’histoire de l’art, qui vont déjà visiter des expositions, des musées, surtout des auteurs comme Jean Dytar ou David Prudhomme. Ils sont moins impressionnés. Parfois, ils n’ont au contraire aucun lien avec le musée, ils dessinent mais ne vont pas les visiter, ils vont au cinéma ou ils font de la musique. Mais le côté privilégié, les visites seul le mardi, tous adorent sans exception. Le Louvre a une aura magique, et ça dans le monde entier.
David Prudhomme, La Traversée du Louvre, Futuropolis / Louvre, 2012
En approchant la collection dans son ensemble, on peut remarquer que la tendance actuelle est de se rapprocher de quelques œuvres ou d’une œuvre en particulier. Au départ de la collection pourtant, avec Nicolas de Crécy, Marc-Antoine Mathieu, David Prudhomme, il s’agissait d’appréhender tout le Louvre, de traverser le temps long de l’histoire et de l’art.
Oui, d’ailleurs les auteurs ont tendance à privilégier les mêmes œuvres, les « totems » du Louvre. J’attends qu’ils aillent chercher les œuvres moins connues, mais ce sont souvent les mêmes qui reviennent. Florent Chavouet a très bien résumé cette idée, en représentant la Vénus de Milo avec un « mash-up » des quatre questions que les visiteurs posent le plus souvent (« où sont la Victoire de Samothrace, la Joconde, la Vénus de Milo, les toilettes ? »). Chez Nicolas de Crécy aussi, on trouve énormément d’œuvres, c’est très riche. Il y a des petites accroches en fonction des visites que les auteurs ont faites au Louvre. Jirō Taniguchi y a passé dix jours. Il aime Corot, je lui ai donc donné accès au cabinet des dessins où il a pu avoir accès aux dessins de cet artiste. Il était très touché, et l’a donc intégré dans son récit. Pareil pour Naoki Urasawa, il est venu au moment de l’exposition sur Johannes Vermeer. Normalement, il est difficile de visiter les expositions temporaires le mardi, mais j’avais pu lui obtenir un accès. Il a finalement intégré Vermeer dans son scénario. Les auteurs ont aussi un badge de libre-accès au Louvre. La visite est souvent décisive pour prendre la décision de s’impliquer dans le projet, puis pour construire le scénario.
Cela dit, le dernier album va vous surprendre, dans cette perspective ! Il est tout juste sorti, et s’intitule Le Grand Incident, par Zelba. Il traite des nus féminins qui en ont assez des visiteurs mâles qui leur touchent les fesses et font des commentaires salaces. Elles décident donc de devenir invisibles. Du jour au lendemain, la moitié des collections disparaît. Une femme de ménage, Teresa, qui a un don et parvient à parler avec les œuvres, fait l’intermédiaire entre ces nus féminins et la direction du Louvre, qui ne l’entend pas et la licencie en la taxant de folle. La direction est représentée par une femme et un homme, des jumeaux. L’homme est tellement timide qu’il ne peut pas diriger seul, donc sa sœur, en secret, dirige le musée et prend sa place quand il doit prendre la parole en public. C’est donc lui qui déclenche « le grand incident », la fermeture du Louvre, en ignorant Teresa. Cela n’était pas arrivé depuis l’Occupation. À un moment donné, le président-directeur du Louvre doit prendre la place de sa sœur et s’habille comme elle. Dans la rue, il se fait siffler, draguer, toucher les fesses… Prise de conscience ! Il essaye ensuite de trouver une solution avec les œuvres, qui décident que les visiteurs devront désormais se mettre nus pour visiter le musée. La présidente de la République, une femme noire, trouve l’idée géniale, et arrivant dans l’Auditorium du Louvre se déshabille et demande à son mari d’en faire autant, avant d’aller visiter les salles. Elle reconduit alors le président-directeur du Louvre à la tête de l’institution. Ce dernier avoue qu’il dirige depuis des années avec sa sœur, elle dans l’ombre et lui au grand jour. C’est donc une bande dessinée qui reprend l’idée du Louvre universel, de l’institution et de ses interactions avec la cité, avec les débats actuels.
Loo Hui Phang, Philippe Dupuy, L'Art du chevalement, Futuropolis / Louvre, 2013, mise en couleurs Isabelle Merlet
Dans ce rapport à l'actualité, des auteurs pourraient justement s’emparer de ce que la muséographie n’aborde pas. Par exemple, les questions de provenance des collections, de l’héritage du colonialisme, des spoliations.Par rapport à d’autres musées, français mais surtout européens et américains, le Louvre est en retard sur ces sujets. La bande dessinée pourrait être un moyen de les aborder.
On l’a abordé dans la collection mais de façon un peu discrète peut-être. Christian Lax, avec Une maternité rouge (2019), aborde ce sujet dans le sens inverse. Il n’aborde pas la question du colonialisme et du pillage des collections qui ont ensuite intégré les collections nationales, il s’intéresse à la question des musées comme sanctuaire des Arts, et notamment du Louvre comme sanctuaire universel tout en abordant la question des personnes exilées. Il retrace l’itinéraire d’un jeune Malien, Alou, qui pour protéger une statuette des saccages opérés par les groupes islamistes, traverse la Méditerranée afin de la confier au Louvre, avec la possibilité d’une restitution dans le futur. Ce sont des thèmes peu abordés, c’est vrai. On pourrait se saisir des campagnes napoléoniennes et du pillage des musées européens – d’ailleurs si un auteur veut s’emparer de ce sujet, je dis welcome, parce qu’une fois de plus c’est une carte blanche. Ou alors là on ferait une commande, on demanderait à un auteur de s'occuper de ça, pourquoi pas – mais il faudrait que la direction valide, or la provenance des collections, c’est encore un sujet compliqué. En revanche, il y a une auteure coréenne qui voudrait travailler sur les artistes femmes exposées au Louvre (il y en a peu). Ça rejoint l’inscription de la collection dans les sujets de société.
Le succès de la collection pourrait-il amener le Louvre à faire entrer de la bande dessinée dans ses collections ? Ce serait un signal très fort concernant la légitimation de la bande dessinée.
Un des moyens de légitimation serait en effet l’achat de planches par le musée du Louvre. J’ai présenté ce projet à la nouvelle direction, mais il y a des résistances. Chaque livre fait l’objet d’un contrat de co-édition avec Futuropolis, qui signe un contrat d’édition avec l’auteur en France. Les originaux appartiennent à l’auteur, mais les pages imprimées et publiées appartiennent au co-éditeur. Pour exposer les originaux, il faut donc demander l’autorisation à l’auteur. Le Louvre pourrait donc acheter des planches, peut-être une dizaine par ouvrage publié par le musée et Futuropolis, et ainsi les faire entrer dans les collections nationales ce qui les rendraient inaliénables. Ce serait génial, et ça participerait plus encore à la légitimation de la bande dessinée.
Il serait d’autant plus intéressant que les planches entrent dans les collections parce qu’elles témoignent de l’état du musée à un moment T, et qu’elles deviennent des témoins d’accrochages des œuvres, qui changent tout le temps. Ainsi, elles créeraient à leur tour l’histoire du musée. D’ailleurs, c’est pour cette raison que la moitié du dossier final de la bande dessinée de Nicolas de Crécy est faux maintenant : les œuvres ont bougé, elles sont dans d’autres salles. En un sens, ces planches pourraient être une mémoire, une archive de certains lieux qui ont été dessinés.
Christian Lax, Une maternité rouge, Futuropolis / Louvre, 2019
Finalement, le discours communément tenu sur la bande dessinée comme étant désormais entièrement légitime ne se vérifie pas ?
Non, absolument pas. En effet, la bande dessinée fonctionne maintenant très bien dans le milieu de la vente d’art contemporain, et certaines institutions s’y sont mises, mais il faut aussi regarder dans le détail comment elles s’y sont mises. Souvent, les bandes dessinées produites pour les institutions dans le cadre de commandes sont c’est laides, ridicules, sans intérêt. Catherine Meurisse et Emmanuel Guibert sont maintenant académiciens, donc il y a eu un net progrès au niveau des institutions, mais on est loin du compte.
Les albums ont un aspect pédagogique important, notamment avec le dossier ajouté en fin de récit. C’est un procédé que de plus en plus d’éditeurs et d’auteurs adoptent pour les bandes dessinées à visée pédagogique. Quel rôle a ce dossier ?
Il a été conçu dès le départ, dès le premier titre de Nicolas De Crécy. On avait listé toutes les œuvres qu’il avait employées (et encore, je crois qu’on en a oublié) et leur localisation dans les salles. C’était pour servir de repère, parce qu’on avait toujours en tête cette idée de passerelle entre le public de la bande dessinée et le public du musée. Ce dossier permet aussi d’entretenir un équilibre entre la voix artistique et la voix de l’institution, qui peut rétablir des vérités sur les œuvres et sur le musée. Il permet à l’auteur de faire ce qu’il veut, puisque c’est sa carte blanche.
Il s’agit aussi de faire un éclairage sur un élément du Louvre qui n’est pas forcément connu du grand public. Pour Les Heures impaires d’Éric Liberge, on a retracé l’historique de la surveillance du Louvre. On montre même les premiers badges des gardiens, appelés maintenant agents de surveillance. Les coulisses du musée peuvent intéresser le lecteur. Pour David Prudhomme, on avait donné un ensemble de chiffres surprenants sur le musée : il y a 92 niveaux dans le Louvre, il y a tant de mètres carrés, on utilise tant de rouleaux de papier toilette par an. J’avais bien ri avec ces chiffres, qui sont objectifs mais drôles aussi !
Zelba, Le Grand incident, Futuropolis / Louvre, 2023
Suite au clip « Apeshit » (2018) de Beyoncé et Jay-Z, un parcours de visite du Louvre avait été proposé. Pensez-vous proposer un parcours de visite à partir des titres de la collection ?
Ce serait intéressant, bien sûr. Quand on a fêté l’anniversaire des quinze ans de la collection en 2020, on a envisagé d’ajouter aux cartels de certaines œuvres une petite reproduction de la planche de chaque auteur qui l’a dessinée. Ça n’a pas pu se faire. En revanche, cinq auteurs, dont Étienne Davodeau et Charles Berberian, ont construit leur parcours de visite et partaient dans les salles avec les visiteurs. Peut-être que l’idée serait de faire un parcours de visite numérique, ou un parcours thématique d’audioguide. Sur YouTube, on m’avait demandé de faire un parcours BD pour la sortie de Léonard 2 Vinci (2019). J’avais montré les planches de Stéphane Levallois devant les toiles de Léonard dans les salles.
Quelle place est laissée à la science-fiction, aux futurs imaginés ou même à l’uchronie (les possibles dans l’histoire) dans la collection ? Auriez-vous envie de développer ces thèmes à l’avenir ?
Comme toujours, les thèmes abordés dépendent des auteurs. Je trouve qu’on n’a pas encore vraiment traité ce sujet. Stéphane Levallois s’en est approché avec Léonard 2 Vinci. Dans un futur lointain, la Terre explose, le Louvre flotte sur un astéroïde et on clone Léonard de Vinci. Enki Bilal aussi, dans un sens, qui a repris le modèle historiographique des Vies de Vasari. Au lieu de suivre l’exemple de Vasari, en compilant de vraies informations pour écrire la vie de Raphaël, de Léonard, etc, il a inventé des vies, en donnant une date de naissance, des épisodes marquants de la biographie. Un album fantastique à la Druillet aurait sa place dans la collection. J’aimerais qu’elle aborde et qu’elle montre tous les domaines, tous les univers de la bande dessinée. Je ne sais pas encore ce que Daria Schmitt, l’autrice du prochain album, va faire, certainement une sorte de fantastique à la Lovecraft ou à la Lewis Carroll. Le fantastique, la science-fiction font partie des projections de collection, mais elles ne sont pas encore validées pour le moment. Pour ne rien vous cacher, j’ai aussi envie de faire une bande dessinée érotique parce que c’est également un pan important de la bande dessinée. Manara, c’est un peu trop vieux et c’est produit avec un regard très masculin, pour un public masculin, mais ça fait partie du monde de la bande dessinée. En tout cas, aborder l’érotisme et le faire pour le grand public serait un projet intéressant, pour que le Louvre s’inscrive aussi dans ces thèmes. Il y a encore bien des domaines à traiter !