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Création graphique et pédocriminalité - Entretien avec Anne-Laure Maduraud

Christian Staebler

[juin 2024]

Christian Staebler, suite aux débats et polémiques ayant eu lieu lors du Festival d'Angoulême de 2023, a recueilli la parole d'Anne-Laure Maduraud, ancienne juge d’instruction et juge des enfants, militante féministe, autrice d’articles et notamment, avec Catherine Le Maguéresse de Ces viols qu'on occulte : critique de la correctionnalisation, et participante au débat ayant eu lieu au Spin-Off en 2023. Elle y donnait son éclairage sur les relations parfois tendues entre liberté de création et la loi encadrant la production de contenus pornographiques, la seule loi en France qui est susceptible de censurer un certain type de pornographie, notamment la pédopornographie. Neuvième Art publie ici un entretien mené en 2023 alors que le procès concernant Les Requins Marteaux et l'œuvre de Bastien Vivès est encore en cours.

Débat au Spin-Off, "Les raisons de la colère" avec Ambroise Baleyn, Marie Bardiaux, Iris Brey, Ariane Hugues, Joanna Lohro, Mirion Malle, Anne-Laure Maduraud, Marie-Paule Noël, Catherine Staebler.

Que dit la loi concernant la diffusion d’images à connotation sexuelle impliquant des enfants ? 

La provocation à commettre un certain nombre d’infractions graves ou l’apologie de tels actes sont prohibés dès la loi de 1881 sur la liberté de la presse. La liberté d'expression – dont la liberté de création artistique est une des composantes - n'a jamais été absolue. En 1992, la loi introduit dans la liste de ces infractions les agressions sexuelles. Des textes, images ou dessins mettant en scène des enfants dans des actes sexuels peuvent donc tomber sous le coup de cette législation, même si tracer la frontière entre ce qui relève ou non de la représentation d'une agression sexuelle ou de l'apologie (qui peut être définie comme le fait de « décrire, présenter ou commenter une infraction en invitant à porter, sur elle, un jugement moral favorable) n'est pas aisé. La loi pénale protège aussi depuis très longtemps les enfants de la sexualité adulte en prohibant, outre les agressions sexuelles, tout un tas de comportements : l’« excitation à la débauche » (selon l’appellation de l’ancien Code pénal, ce qu’on qualifie aujourd’hui de « corruption de mineur »), ou encore l’« outrage aux bonnes mœurs ». Filmer ou photographier des scènes sexuelles impliquant des mineurs, diffuser ces images, pouvait entrer dans le champ de la répression pénale par le biais de ces incriminations. Mais le Code pénal de 1994, d’inspiration plus libérale en matière de mœurs, a abrogé le délit un peu fourre-tout d’outrage aux bonnes mœurs. Il faut s’en féliciter car ce délit portait une vision réactionnaire et normative de la sexualité, en ce qu’il a permis par exemple la condamnation de personnes homosexuelles. 

Pour autant le législateur a entendu maintenir la possibilité de condamner les personnes qui produisent et/ou diffusent des vidéos ou photos pédopornographiques ; c’est pour cela qu’il a créé l’article 227-23 du Code pénal, qui prévoyait initialement une peine maximale d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d’amende pour la fixation, à fins de diffusion, de l'image d'un ou une mineure lorsque cette image présente un caractère pornographique. Les « images » désignent plutôt les photos et vidéos, il n’est alors pas encore question de réprimer la « représentation » pédopornographique. Mais ce texte a été par la suite élargi. 

 

Justement, qu'en est-il précisément de la représentation pédopornographique en dessin ? 

En 1998, une loi est venue incriminer de façon explicite la représentation pédopornographique (et donc le dessin, mais aussi la sculpture, ou bien à l'aide de montages photos ou vidéos, ou par le biais d’images virtuelles) à fins de diffusion, ainsi que la diffusion. Des ajouts au texte en 2002 et 2013 en ont encore étendu le filet répressif. Autrement dit, à l'heure actuelle, il est pénalement répréhensible de représenter, même à usage purement personnel, des enfants et ados de moins de 15 ans dans des scènes estimées pornographiques. Il est également répréhensible de représenter, à des fins de diffusion, des mineurs (quel que soit leur âge) dans des scènes estimées pornographiques, ou même de simplement détenir et diffuser de telles représentions ou images pédopornographiques. 5 ans d'emprisonnement sont encourus. Je précise que la justice retient une conception assez large de la pédopornographie, c’est-à-dire que cela ne se limite pas à des scènes montrant des actes de pénétration sexuelle, et n’implique même pas la nudité ; des poses lascives, suggestives, érotiques d’enfants, sans nudité, peuvent entrer dans le champ pénal. 

En 1998, lorsque le législateur ajoute les représentations à caractère pédopornographique dans le champ de ce qui est prohibé, il a sans doute en tête davantage les montages vidéos, ou les images virtuelles de plus en plus réalistes qui se développent alors. Pour autant, c’est aussi l’époque à laquelle arrive en France, de plus en plus massivement, le manga japonais. Du reste, en 1998, le Japon adopte un texte prohibant photos et vidéos pédopornographiques, ce qui ne manque pas de susciter là-bas un débat autour des mangas pédopornographiques. Dès cette époque, le débat sur la représentation par dessin, en BD, de scènes à connotation sexuelle impliquant des mineurs existe, à l’étranger comme en France ! Si le dessin n’était en effet pas la cible privilégiée du législateur en 1998, très rapidement ce texte a été appliqué à des dessins (mangas notamment), et le législateur, qui a révisé le texte par la suite à diverses reprises, s’est bien gardé de revenir sur cet élément et s’en satisfait parfaitement en toute connaissance de cause. 

On peut critiquer la loi, expliquer en quoi elle serait, en tout ou en partie, problématique : par exemple, je suis défavorable à la pénalisation des représentations faites par quelqu’un pour son seul usage personnel, car je considère que c’est inopérant voire contreproductif en termes de prévention. Mais il est fallacieux de présenter ce texte, comme le fait Bernard Joubert [comme il l’a fait lors de la table ronde au FIBD ou à nouveau dans son article dans Les Cahiers de la BD 22, ndr] , comme quelque chose qui aurait échappé par inadvertance au législateur, et de laisser penser qu’il pourrait corriger cette erreur en en prenant conscience avec l’affaire Vivès. 

 

Selon vous, la législation doit-elle d'abord servir à punir, ou à sensibiliser au problème en protégeant les victimes ? 

C’est une question complexe, qui n’a pas de réponse univoque. L’objet du droit pénal est de déterminer précisément les comportements qui portent atteinte à des valeurs protégées par la société ou à l’organisation sociale (la préservation de l’intégrité physique et psychique des personnes, la propriété privée, la protection de l’environnement, la vie privée, etc.) et d’en punir les auteurs et autrices ; mais la certitude d’une sanction pénale est également censée être dissuasive, et donc contribuer à la prévention. Par ailleurs, la loi, réputée être l’expression de la volonté générale, donne un repère symbolique fort des valeurs protégées à une époque donnée. Or les équilibres, les attentes ou préoccupations de la société changent et il n’est pas anormal de connaître des périodes d’hésitation parce qu’un consensus s’est effrité. En observant la législation sur le temps long, on remarque que la liberté d’expression est de plus en plus protégée en société démocratique (et en est même un marqueur certain), et que la préoccupation vis-à-vis de toute forme de prédation sexuelle visant les mineurs s’est accrue. Par ailleurs, la tendance ces 20 dernières années, est à un accroissement de la répression et à une instrumentalisation populiste de la loi pénale par les pouvoirs politiques ; réprimer pénalement est devenu une forme de réflexe pour affirmer son attachement à tel ou tel objectif (ce que je déplore). Dans un tel contexte il n’est pas étonnant que nous connaissions des périodes d’ajustement et de frictions entre celles et ceux qui s’inquiètent de dérives liberticides au détriment de la liberté d’expression, celles et ceux qui luttent contre les violences sexuelles, avec une surutilisation de la menace répressive pour asseoir sa position. 

Mais c’est dommage que le débat reste sur ce type de posture de principe sans aller plus loin. Les liens entre le champ des idées, du fantasme, leur énonciation ou représentation et la mise en acte de ces fantasmes sont éminemment complexes. Si personne de sérieux ne peut soutenir une relation causale certaine entre la consommation de dessins pédopornographiques et des agressions sexuelles d’enfants, il est tout aussi ridicule de soutenir que ce type de représentation n’a absolument aucun impact sur le réel. Du reste cela fait belle lurette que les spécialistes du langage ne tracent plus de frontière étanche entre simple expression de la pensée et mise en actes ; s’exprimer c’est souvent déjà agir dans/sur le réel. Un passage à l’acte est toujours multifactoriel ; il est la rencontre entre des facteurs propres à la personne qui agit, des facteurs environnementaux, et un ou plusieurs éléments déclencheurs. Et tous ces facteurs interagissent constamment : ainsi une personne va-t-elle se construire (ses traits de caractère, sa sexualité, etc.) et réagir en interaction avec des facteurs familiaux, sociaux, culturels. La culture au sens large (l’art, la culture populaire, mais aussi les modes de vie, les systèmes de valeurs, les lois, les croyances etc.) joue un rôle dans les passages à l’acte : elle peut préparer un terrain « propice » à des passages à l’acte ou au contraire plutôt tendre à les inhiber ; elle peut ratifier, légitimer une norme, un modèle dominant (l’hétérosexualité, le patriarcat, la domination adulte, le validisme, etc.) ou au contraire la questionner, l’attaquer et ouvrir des possibles. 

 

Pour comprendre les évolutions de la législation, il faut garder en tête que les années 90/2000 sont celles de l’explosion de l’internet ; et par suite, de la diffusion de contenus pédopornographiques de façon de plus en plus massive, avec la possibilité de mise en relation de consommateurs - parfois véritables collectionneurs – et autres pédocriminels de tout type. Or cette mise en relation couplée à l’accessibilité de ce type d’images ou représentations a un effet de banalisation, voire légitimation de ces fantasmes et des comportements pédocriminels. Par ailleurs, on estime qu’environ 10 % des victimes mineures de violences sexuelles ont été exposées par leur agresseur à du porno. La pédopornographie est donc un outil puissant, qui aide les agresseurs à légitimer auprès de leurs victimes leurs pratiques, à semer la confusion sur ce qui est interdit ou toléré. Imaginez ce que peut susciter dans l’esprit d’enfants et adolescents – ou même d’adultes pas très au clair sur le sujet - le fait qu’on puisse tomber sur ce genre de représentations sans mise en garde particulière dans le commerce, dans une bibliothèque, chez des amis de ses parents, ou sur internet ; imaginez maintenant ce que peut provoquer le fait que l’un de ses auteurs publie dans une collection « pop » chez un grand éditeur, soit invité dans des émissions pour disserter sur combien il est drôle, excitant et subversif de scénariser sur de l’inceste et que ce même auteur est encensé par la critique, honoré par des festivals… En clair, s’il serait ridicule d’affirmer que Les Melons de la Colère, Petit Paul ou la Décharge Mentale ont pu, à eux seuls, entraîner des violences sexuelles sur mineurs, il est exact de dire que ce type d’œuvre participe au bain culturel qui « exotise » et dédramatise, renforce préjugés et stéréotypes sur l’inceste, le viol et les phénomènes pédocriminels, banalise l’érotisation du corps des enfants, leur sujétion sexuelle et brouille les pistes sur le consentement. Or je l’ai dit, le bain culturel n’est pas neutre dans les passages à l’acte. Bastien Vivès, les éditions Glénat, ou le FIBD ne sont pas exactement des « petits », des minoritaires dans leur milieu ; ils sont plutôt du côté de celles et ceux qui pèsent dans la création et diffusion de la norme culturelle dans le monde de la BD. Quand d’autres représentations, plus minoritaires, peinent à exister. C’est aussi pour cela que les réactions ont été vives, et c’est bien normal. 

 

Comment voyez-vous le rapport entre censure et législation ? 

C’est compliqué car on n’a évidemment jamais envie d’être du côté de la censure… La censure au sens large, c’est la restriction de l’expression de la pensée ; elle peut être étatique (et elle peut alors être, par l’effet de la législation, a priori c’est-à-dire avant publication, ou a posteriori, c’est-à-dire après publication) ou la résultante de rapports de force. À titre personnel, je suis extrêmement libérale sur le sujet, et donc plutôt opposée à des formes de censure étatiques, parce que je suis bien consciente du risque de dérive liberticide que cela comporte. En réalité, toute restriction aux libertés imposée par l’État, sanctionnée pénalement qui plus est, porte en germe de possibles dérives autoritaires. Pour autant, on est bien obligé de reconnaître que parfois les objectifs et impératifs, les libertés à protéger s’entrechoquent : qui soutiendra encore que la prohibition, sanctionnée pénalement, de l’incitation à la haine raciale ou de l’apologie de crimes contre l’Humanité sont une horrible censure ? Le tout est d’être vigilant à bien circonscrire les notions d’apologie, d’incitation à la haine, et de crimes contre l’Humanité, et que les juges qui statueront soient indépendants du pouvoir politique. 

 

Je crois qu’ici c’est la même chose : nous devons nous atteler à définir précisément, clairement ce qu’il faut entendre par « représentation pédopornographique », mais il est bon que la loi pose une interdiction de principe. Même si, en ce qui me concerne, je ne pense pas que la répression pénale, et encore moins la condamnation à de l’emprisonnement, ni d’ailleurs l’interdiction d’œuvres déjà parues, soient des outils utiles et souhaitables. Ce qui m’importe, c’est la possibilité d’un débat, une élévation du niveau d’information et de sensibilité à ces sujets, que demain ou après-demain, Vivès lui-même relise ses BD un peu honteux, que Glénat choisisse de publier plutôt des choses qui ne renforcent pas le sexisme et la domination adulte… D’ailleurs, vous aurez noté que bien des féministes qui ont protesté contre la mise en vedette de Vivès au FIBD n’ont appelé ni au recours au droit pénal, ni à l’interdiction des œuvres. Et il y a une mauvaise foi incroyable d’une partie du “camp Vivès” qui vient dire que réclamer une charte c’est déjà de la censure ! Mais réclamer du FIBD une telle charte d’engagement à respecter les droits des personnes minorisées et promouvoir des représentations égalitaires, c’est simplement lui demander d’afficher que ces sujets seront à l’ordre du jour et évoqués dans les choix de sélection et mises à l’honneur d’œuvres ! Qu’on s’émeuve de la perspective d’une telle charte quand le monde la BD, fait de beaucoup de professions précarisées, largement soumis à des logiques de marché, traversé par les mêmes rapports de domination qu’ailleurs - autant d’éléments qui produisent de fait énormément de sélection violente, censure ou autocensure -, ça me semble surréaliste. 

 

Le fait que certains procès n'aient pas donné lieu à des condamnations, permet-il de dire qu'il n'y a pas de soucis ? 

Bien sûr que non. Évidemment que la justice est embarrassée lorsqu’on lui soumet la question de condamner pénalement un ou une artiste et ses promoteurs (qui l’ont édité, diffusé, exposé, etc.), et d’autoriser ou non la diffusion d’une œuvre ; car elle a bien conscience qu’en régime démocratique, la restriction à la liberté de création artistique doit rester l’exception. Elle aura tendance, dans le doute — et il faut s’en féliciter —, à aller du côté de la liberté. 

En 2011, à propos de l’exposition « Présumés innocents. L’art contemporain et l’enfance » qui avait présenté plusieurs dessins, vidéos ou photos d'enfants mis en scène dans des postures sexuelles ou équivoques, la Cour de cassation a approuvé une décision de non-lieu à poursuite du chef de diffusion d’images ou représentations pédopornographiques dans la mesure où ces images ou représentations pouvaient, de façon suffisamment objective (la dimension artistique a très probablement joué), être perçues autrement que comme présentant uniquement un caractère pornographique. Mais la même année, la Cour de cassation rappelait que le mobile artistique avancé par un photographe ne pouvait à lui seul effacer la dimension pédopornographique et ainsi faire échapper à la condamnation. Et on comprend bien qu’il s’agit d’une appréciation casuistique, assez complexe et évidemment discutable. 

 

Couverture du catalogue Présumés innocents, exposition de juin à octobre 2000 au Musée d'art contemporain de Bordeaux

Il y a toujours des « cas limites », qui viennent interroger la norme pénale. Mais justement : la justice est censée être capable d’individualiser ses réponses, et un procureur pourrait parfaitement classer sans suite en opportunité, au vu des circonstances particulières. S’agissant de Petit Paul par exemple, à titre personnel je ne souhaite voir personne comparaître devant une juridiction correctionnelle et je me satisferais d’un classement sans suite ; plutôt d’ailleurs parce que je suis anti-répression que parce que je considère que Petit Paul est un de ces « cas limite ». Pour autant, ça ne signifie pas que nous ne devons pas nous saisir collectivement de ces questions pour en débattre. Et tout en me satisfaisant d’un classement sans suite, je continuerais de considérer que Petit Paul est une œuvre qui pose problème en ce qu’elle banalise la sexualisation des enfants, le viol d’enfants et opère de la confusion. C’est une folie de vouloir laisser à la justice pénale le monopole du débat. 

Debbie Dreschler, Daddy's Girl, L'Association © 1996

La question souvent posée : comment faire la différence entre l'œuvre qui met en scène des enfants de façon sexualisée mais pour le dénoncer et celle qui le fait en renforçant plutôt la domination adulte voire fait carrément l’apologie de la pédophilie ? Ainsi Bernard Joubert, en complément de son article, présente “5 BDs qui auraient pu ne pas exister”, parmi lesquels Daddy’s Girl de Debbie Drechsler qui raconte son enfance, victime d’un père incestueux. Il met cela sur le même plan que Petit Paul de Bastien Vivès. 

C’est bien tout le cœur du sujet, et la difficulté en effet. Mais pour répondre à Bernard Joubert, je lui dirai qu’on sait déjà un peu faire, si on se donne la peine… 

Un cas très récent, celui du tableau Fuck Abstraction ! de Myriam Cahn, est un très bon exemple de notre capacité, pour peu qu’on daigne aller sur ce terrain, et celle de la justice, à poser des critères fins, permettant d’opérer cette distinction. Et c’est très important de le faire parce que, parmi les associations de protection de l’enfance, il en existe qui portent une vision réactionnaire du monde, puritaine, assimilant enfance à pureté et innocence qu’il faut absolument préserver de tout accès à la sexualité, même à des fins d’information et de prévention. Ce n’est évidemment pas ma conception des choses, ni celle de pas mal de féministes ou militants qui ont fustigé la mise à l’honneur de Vivès et ses œuvres. Et je me félicite que la justice administrative ait refusé d’ordonner le décrochage de cette œuvre. Pour ce faire, le Conseil d’État a mis l’accent sur le contexte de présentation de l’œuvre (une exposition non ouverte aux mineurs, assorties de nombreuses explications sur l’autrice et ses œuvres), les explications quant au travail et l’engagement de Myriam Cahn contre les violences sexuelles en Ukraine et plus précisément sur le tableau litigieux. Ainsi, outre l’ambiguïté du tableau quant au fait que la personne qui prodigue la fellation soit ou non un enfant, tous ces éléments mis bout à bout, il est évident qu’une telle œuvre, ainsi contextualisée, est du côté de la dénonciation des crimes sexuels et l’émancipation des victimes. Et on n’est pas très étonnés de voir que celles et ceux qui s’en scandalisaient sont des conservateurs, ou même franchement d’extrême droite. Je crois pouvoir rassurer Bernard Joubert sur le fait que Daddy’s Girl pourrait exister, de même qu’Une sœur a pu exister, ou que Fuck Abstraction ! n’a pas été décrochée. 

D’ailleurs, personne n’a fustigé Une sœur de Bastien Vivès comme étant une œuvre pédopornographique, qui pose problème. Pourtant elle contient des scènes sexuelles explicites entre une adolescente de 16 ans et un préado de 13 ans. Cela montre bien qu’on fait une différence entre ce type de scène pédoporno stricto sensu, le récit qui les sous-tend (l’éveil sexuel d’un préado qui va se laisser guider par une ado un peu plus âgée) et ce qui se déploie dans les Melons de la colère, Petit Paul ou la Décharge Mentale. Ce qui a fait réagir à propos d’Une sœur, ce sont les propos mêmes de Vivès qui a révélé avoir choisi ce titre parce que l’inceste l’« excite à mort ». Il est donc faux de prétendre que toute critique vise à censurer et serait la marque d’un effroyable retour de la pudibonderie et du puritanisme. 

Bastien Vivès, Une soeur, Casterman © 2016

S’agissant de la Décharge Mentale, j’ai souvent vu avancer la légèreté, l’humour. L’effet comique étant censé être provoqué par le caractère “irréaliste”, “délirant” du scenario et des scènes de sexe. Il faut vraiment ne jamais s’être intéressé à la réalité de l’inceste pour soutenir cela : à moi, ça m’a rappelé la lecture de dossiers, c’est-à-dire de situations qui existent dans le réel… Quant à rire à propos d’inceste, pourquoi pas pour celles et ceux qui apprécient l’humour grinçant : mais de quoi, et de qui rit-on ici ? Des incesteurs tournés en dérision ? Non, jamais. Pire, le seul personnage avec lequel on peut entrer en empathie est le père incesteur, parce qu’il est présenté comme dépressif et malheureux ; les enfants n’ont pas d’affects particuliers eux, l’inceste qu’ils subissent ne semble pas les faire souffrir ; quant au personnage adulte qui débarque dans cette famille incestueuse et est “initié”, s’il est un peu choqué au début, il va finir par participer de bon cœur aux viols, en lâchant « après tout ils sont consentants », et c’est ce qui clôt le livre. Pardonnez-moi de ne pas en rire et d’y voir un renforcement de stéréotypes délétères quand je sais la réalité des débats sur le consentement ou ce qui se dit autour d’un possible inceste “heureux” dans les débats publics et dans les prétoires. Donc non, la mise à distance du réel, la “satire” (qui dit satire, dit critique des puissants, qui est inexistante ici bien au contraire) n’est pas opérante ici, et le regard sur l’inceste est pour le moins confus, si ce n’est complaisant. Et quand on demande à Vivès de parler de ces œuvres, d’inceste, d’érotisation de la prédation sexuelle, c’est pire : il n’a rien d’autre à en dire que d’avoir voulu mettre en scène ce qui le fait rire et l’excite, lui. On est très loin de Myriam Cahn ou de Debbie Dreschler. 

On ne parviendra évidemment jamais à un consensus net pour tracer la frontière. Mais qu’on puisse en discuter sereinement, que les auteurs et autrices nourrissent leur réflexion sur certains écueils à éviter, sur les façons possibles de représenter les personnes, de mettre en scène des sujets complexes, douloureux et nourris de nombreux stéréotypes délétères, car oui, cela a un impact sur le réel. 

Selon vous, est-il nécessaire de redéfinir les mots et les usages des mots « pédophilie » et « pédocriminalité » ? 

Le terme « pédophilie », au sens strict, relève de la sphère psychiatrique ; il désigne ce qui est catégorisé comme une déviance sexuelle, et se définit comme une attirance sexuelle pour les enfants prépubères (c’est-à-dire, même s’il existe des variations individuelles chez les enfants, de moins de 11, 12 ou 13 ans). Le terme pédocriminel relève plutôt de la criminologie, et désigne les auteurs d’actes pédocriminels, qui incluent les viols, agressions sexuelles, atteintes sexuelles sur mineur.e.s quel que soit leur âge, mais englobent aussi toute forme d’exploitation sexuelle des mineur.e.s ou la consommation ou diffusion de pédopornographie. 

Tous les pédophiles ne passent pas à l’acte en commettant des actes pédocriminels ; il est d’ailleurs utile de rappeler qu’il existe désormais un numéro d’appel gratuit pour les personnes en proie à des fantasmes pédophiles et qui souhaitent être aidés afin, justement, de ne pas passer à l’acte. Et inversement, tous les pédocriminels ne sont pas pédophiles : la plupart n’ont pas d’attirance sexuelle particulière pour les enfants ; beaucoup ont du reste une vie sexuelle avec des adultes en parallèle, que l’on pourrait qualifier de “classique”. 

Ceci dit, même si les confusions entre les termes ont des effets délétères notamment en termes de prévention car elles diffusent des stéréotypes erronés, j’aimerais surtout que le public non spécialiste prenne davantage conscience de l’ampleur du phénomène pédocriminel, de sa complexité, et de sa diversité (ce ne sont pas les mêmes dynamiques à l’œuvre quand il s’agit d’inceste, d’un instituteur pédophile qui est passé à l’acte sur de nombreux élèves, ou d’un homme dans la force de l’âge qui viole une adolescente de 16 ans, par exemple). 


Avez-vous des choses à ajouter ? 

La bande dessinée peut porter des récits puissants, aussi bien tirés du réel que fictionnels, restituer la complexité du monde et apporter de la nuance dans des cadres narratifs qui peuvent être très libres et inventifs ; elle peut ainsi éveiller l’intérêt du public à des sujets, alimenter la réflexion, ou encore faire connaître, via une vulgarisation de qualité mise à la portée du plus grand nombre, des concepts et travaux complexes. Elle peut s’adresser à des publics très différents, de tout âge, dans des registres extrêmement diversifiés, allant du plus didactique au plus sensible et poétique. Mais elle peut aussi, comme toute œuvre, être porteuse d’imaginaires sexistes, racistes, validistes, individualistes, etc. et reprendre à son compte des stéréotypes qu’elle contribue à diffuser et renforcer. La liberté artistique, l’humour, la légèreté, ne doivent pas être prétexte à éluder sa responsabilité ou faire taire toute critique. Les artistes ne vivent pas hors du monde, et ils et elles contribuent à le façonner. L’inceste, la pédocriminalité, la domination adulte, la sexualisation des enfants et adolescents sont des sujets suffisamment graves et importants pour qu’il soit normal d’exiger des artistes qui entendent s’en emparer qu’ils et elles se documentent, mènent une véritable réflexion dessus et acceptent critique et débat, même virulent. Or ce que j’ai entendu, vu et lu se résume souvent à des arguments binaires et éculés autour de la censure et de la liberté artistique qui devrait être absolue. 

Daniel Schneidernmann, Etienne Lécroart, Liberté d'expression: a-t-on le droit de tout dire ?, La ville brûle © 2015

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