crayonné pour tintin au tibet
Planche 53 | 54.8 x 36,4 cm | mine de plomb sur papier | Album Casterman 1960 | Inv. 77.2.8.
[janvier 2002]
Observer un crayonné comme on le ferait pour un scénario. Et se souvenir surtout qu’il est d’ordinaire aboli, disparu sous l’œuvre achevée et que, par conséquent, il ne devrait jamais être vu. Objet impossible, d’emblée problématique, dont on saisit mal la réalité. Encore moins peut-être l’usage. En lui le virtuel se dessine, souligné de tous ses traits.
Et pourtant. Il y a bien quelque chose à y voir puisqu’on prend la peine de l’exposer et de s’y attarder. Plus encore que le scénario – ou le manuscrit –, le crayonné attire par son impudeur. Et cela se sent probablement plus chez Hergé que chez d’autres. La périphérie de la planche ci-contre ne donne à voir que cela et c’est par là même que se trouve immédiatement et immanquablement capté le regard. Car Hergé pratique dans les zones marginales de sa planche un dessin de pur gaspillage. Témoin, un peu partout, ce bien curieux « festival de tronches » qui parasite sans vergogne un récit mobilisé par tout autre chose. Dérive graphique quasi incontrôlée. Grand désordre et grande spontanéité, que la mise au net gommera avec le plus grand soin aussi. Mais il faut s’en convaincre : le crayonné est loin de la bande dessinée totalement aboutie, et ce qu’il propose ne saurait former qu’une sorte de rêverie – parmi d’autres – sur l’envie du dessin et l’envie du récit, quelque chose comme un dessein polymorphe par où se profile l’aventure de Tintin. Hergé n’aurait assurément pas trop aimé livrer au regard de son public ces croquis bien proches du gribouillage où peut aussi se lire le plaisir simple et presque enfantin de s’abandonner à la dissipation du dessin. Tout le contraire d’une pochade par exemple.
Dans un ouvrage récemment paru [1], un tintinophile excessivement ardent soutient qu’une œuvre de l’ampleur de celle d’Hergé « recèle du non dessiné et du dessin involontaire ». Cette idée mérite que l’on s’y attarde. Développons un instant la comparaison évoquée plus haut avec le manuscrit. Sauf à ne l’inscrire que d’une façon partielle, il est impossible d’écrire un mot sans l’écrire tout à fait, tandis qu’avec le dessin, au contraire, les degrés, les nuances du virtuel coexistent au long d’une palette allant par exemple de l’ébauche à peine esquissée jusqu’à la forme pour ainsi dire aboutie, du tracé délesté et quasi impalpable à l’agitation presque féroce d’une ligne de contour grasse et charbonneuse, tout cela dans le seul contexte du crayonné. Pour cette raison, on peut croire que, sur cette planche, tout ce qui fait encore défaut dans les seules ébauches de Tintin ou de Haddock par exemple, ou encore dans le cadre géographique qui les fera plus tard évoluer, suffit amplement à convaincre de cette présence du non dessiné.
Suivant cette logique de paradoxe donc, c’est précisément par cet aspect que ce crayonné fascine le plus. Quand on connaît l’état achevé d’un dessin documenté, encré, colorié et imprimé d’Hergé, on ne peut qu’être frappé par ce frêle éventail d’inachèvement qui donne tout de même à lire le dynamisme, l’agitation comme aussi l’introspection de ses récits, un stade antérieur qui suggère le lieu d’un passage allant du regard brouillé, brouillon jusqu’à la limpidité, jusqu’au net. Le second état, on en est sûr, absolument porté par le premier, et d’où résulte une ligne vibrant à tout jamais d’une dépense énergétique métamorphosée, dans l’album, en une fine et indescriptible sensation. À cette part importante de non dessiné repérable dans le geste suspendu de l’esquisse et dans tout ce qui retarde ici l’aboutissement, se greffe ce que l’on ’peut reconnaître comme du dessin involontaire : ça et là, des tracés incongrus pourtant issus d’une seule et même main attestent d’une unique pulsion graphique. Enfin, ce que ce crayonné montre avec la plus nette évidence, c’est que Hergé, dans son activité la plus intime, est un génial artiste de la ligne.
Jacques Samson
Cet article a paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002.
[1] Bertrand Portevin, Le Monde inconnu d’Hergé, Paris, Dervy, 2001, p. 14.