cours, lucky luke, le vieux monde est derrière toi
[Mai 2018]
En relisant aujourd’hui les albums de Lucky Luke, on est frappé par le tournant amorcé à la fin des années 1960. Qu’il s’agisse d’une évolution personnelle du scénariste ou d’une façon pour lui d’accompagner les changements qui secouent alors la France, le Goscinny d’après 68 prend peu à peu ses distances par rapport à la forme classique du récit d’aventure humoristique qu’il a contribué à inventer.
Bien sûr, l’évolution ne se limite pas à une date aussi précise. D’une décennie à l’autre, le statut de Goscinny a changé du tout au tout : en 1956, viré de la World Press, le nouveau scénariste de Lucky Luke tirait le diable par la queue, alors qu’il est maintenant patron de Pilote et l’auteur d’Astérix, bien connu des médias, incontournable dans la profession. Mais les événements de mai 68 viennent officialiser une rupture à plusieurs niveaux.
D’un point de vue personnel, la naissance d’Anne, le 19 mai 1968, un peu plus d’un an après son mariage avec Gilberte, transforme l’éternel célibataire en père de famille. C’est aussi l’épisode connu comme « la réunion de la rue des Pyramides », le surlendemain, qui lui donne le sentiment d’être le patron à abattre. Patron, il le devient à ce moment-là, avant de s’éloigner de Pilote à partir de 1973. Rien d’étonnant à ce que ses scénarios s’en ressentent.
Pilote inaugure donc une nouvelle formule en août 1968, cinq mois seulement après la première aventure de Lucky Luke dans l’hebdomadaire des éditions Dargaud : c’est l’arrivée des pages d’actualités, qui fait basculer le journal dans la sphère de la presse pour adultes. Dès lors, Lucky Luke est officiellement lu par des grands. Par la suite, la série ira voir ailleurs si la jeunesse populaire veut encore d’elle (dans Lucky Luke mensuel, ou dans le Nouveau Tintin), mais elle frayera aussi, et en même temps, avec la presse sérieuse : Le Nouvel Observateur, Paris-Match. Goscinny a beau déclarer à plusieurs reprises qu’il ne réfléchit pas à l’âge de ses lecteurs, il est obligé de tenir compte de cette évolution.
Distanciation
À titre d’exemple, intéressons-nous à deux épisodes en apparence très similaires : Le 20ème de cavalerie (Spirou, 1964) et Canyon Apache (Pilote, 1970). Tous deux partent en effet du même postulat : Lucky Luke est affecté dans un fort de cavalerie, officiellement en qualité de scout, officieusement pour mettre fin à une guerre avec les Indiens qui s’éternise. Les auteurs se réfèrent ici ouvertement aux trois films de John Ford sur l’armée (Le Massacre de Fort Apache, La Charge héroïque, Rio Grande). Certaines péripéties (Lucky Luke allant parlementer avec les Indiens, le siège du fort) et thématiques (la relation père-fils) se retrouvent dans les deux histoires. Pourtant, malgré ces bases très proches, le traitement diffère fondamentalement.
L’album Dupuis peut se lire comme une vraie aventure – humoristique, certes, mais appréciable au premier degré. Les péripéties s’enchaînent avec un certain suspense, mettant souvent les héros en situation de danger. Les Cheyennes, représentés dans la grande tradition du western classique, constituent pour les soldats et les colons une véritable menace. L’atmosphère fordienne est là, incontestablement : on entendrait presque le son des tam-tams et du clairon. L’histoire s’achève très classiquement par une charge héroïque et victorieuse, suivie par le double cérémonial du calumet de la paix et des honneurs militaires.
Six ans plus tard, chez Dargaud, le registre est différent : de la première à la dernière page, le récit de Canyon Apache multiplie les situations absurdes. Dès l’introduction, l’obtus colonel O’Nollan se jette sciemment dans un guet-apens tendu par les Indiens, au cœur du défilé qui traverse le canyon du titre, au lieu de simplement contourner l’obstacle. La suite nous fait comprendre qu’il s’agit là d’une routine récurrente : à chaque passage du convoi, les Apaches sont embusqués pour jeter des rochers ; puis, l’attaque terminée, ils remontent leurs projectiles au sommet du canyon... On n’est plus chez Ford, mais quelque part entre le Mythe de Sisyphe et Bip-Bip et Coyote. Les péripéties qui suivent ne sont pas plus sérieuses. Capturé par les Indiens, Lucky Luke est soumis à une torture loufoque, qui consiste à l’enduire de miel avant de le livrer aux fourmis. Plus tard, à l’issue d’une série d’épreuves saugrenues dont il s’acquitte comme une formalité, « Luckyluko » est carrément adopté par la tribu. En fin d’album, il s’avère que le terrible chef apache Patromino est en fait Patronek Biztek, fils d’un émigrant tchèque ; quant au sorcier, c’est un Irlandais pur souche, fils du colonel O’Nollan.
La différence est nette. Chez le Goscinny d’avant, la passion sincère du western, « le cinéma de notre enfance » [1], le dispute encore à la veine parodique. Le Goscinny d’après, en revanche, traite son sujet avec beaucoup plus de désinvolture, comme s’il n’en était plus dupe.
Le Grand Duc offre un autre exemple de cette distanciation. En apparence, l’album s’inscrit résolument dans le schéma traditionnel du parcours semé d’embûches, sur lequel reposaient déjà Les Collines Noires, La Caravane et La Diligence (et que reprendra plus tard Le Fil qui chante). Mais à la différence des autres récits, celui-ci concentre son effet comique sur le fait que toutes les péripéties attendues sont systématiquement atténuées, éludées, désamorcées en amont – à l’image des attentats ratés du terroriste russe qui ponctuent le scénario. L’attaque du train est réglée en quelques vignettes, comme une formalité sans importance. La grande bagarre annoncée du saloon d’Abilene se résume au final à un rapide échange de coups de poing entre Lucky Luke et un brave cow-boy un peu grande gueule. L’attaque de la diligence est tout simplement évitée : averti par la danseuse du saloon, Lucky Luke a changé d’itinéraire. Plus tard, c’est Texas Ripper, le soi-disant terrible desperado, qui sympathise immédiatement avec le Grand Duc autour d’une bouteille de vodka. La ruée vers l’or de Nugget Town commence alors que nos héros ont déjà quitté la ville. Enfin, la grande attaque des Indiens n’est qu’une mise en scène, orchestrée par Lucky Luke avec la complicité de la cavalerie, pour divertir ses compagnons de route. Au-delà du gimmick comique, c’est donc bien une non-aventure, ouvertement assumée comme telle, que nous propose ici Goscinny.
Plus globalement, on peut noter que le scénariste choisit de plus en plus volontiers des points de départ fantaisistes, voués à l’humour. Chez Dupuis, chaque épisode s’appuyait sur un argument qui aurait tout aussi bien pu se prêter à un traitement réaliste, à la Charlier (il n’y a guère que Les Rivaux de Painful Gulch, et à la rigueur une ou deux histoires de Dalton, pour contredire cette règle). Chez Dargaud, la tendance s’inverse : les pitchs respectifs de Ma Dalton, L’Héritage de Ran-Tan-Plan, La Guérison des Dalton ou encore de L’Empereur Smith imposent en eux-mêmes un traitement satirique.
De son côté, Astérix connaît une évolution peut-être plus discrète, mais similaire. En effet, c’est à partir de La Zizanie (1970) que s’impose la règle d’un album au village pour un album de voyage (auparavant, les voyages étaient bien plus fréquents). Dès lors, l’aventure cède naturellement du terrain à des genres qui s’accommodent mieux de cette unité de lieu : la satire, la comédie de mœurs. Le Domaine des Dieux, Le Cadeau de César, Obélix et Compagnie, sont sans doute les albums les plus emblématiques de cette orientation nouvelle.
Déconstruction
Dans certains albums, Goscinny pousse parfois le curseur encore plus loin au point qu’il semble vouloir prendre du recul, non plus seulement par rapport à un genre ou au sujet qu’il traite, mais par rapport à son œuvre propre et à ses codes. La série se fait alors auto-réflexive.
Ainsi, la scène introductive de Jesse James dresse un portrait rapide du héros (sa rapidité au tir, son habileté à cheval, son honnêteté, son flegme, sans oublier les prouesses dont est capable son compagnon à quatre pattes) sur un mode quasi auto-parodique. La séquence se conclut même par la vignette iconique du soleil couchant, suscitant cette réflexion de Jolly Jumper : « J’ai l’impression que nous partons un peu tôt cette fois-ci... »
Le Grand Duc peut également être lu sous cet angle. Les différentes péripéties (l’attaque de la diligence, l’attaque du train, la bagarre du saloon, la ville fantôme, la bataille contre les Indiens) sont bien sûr des clichés du western classique ; mais surtout, au fil des années, ils sont devenus autant de marqueurs de l’œuvre de Morris et Goscinny elle-même. En jouant avec l’attente de son lecteur fidèle, en la trompant à chaque séquence, le scénariste ne se réfère plus tant à ses modèles cinématographiques, qu’à sa propre interprétation de ceux-ci. Ainsi, la scène de bataille contre les pseudo-Indiens est le miroir absurde de toutes celles qui l’ont précédée, depuis Des Rails sur la prairie jusqu’au dessin animé Daisy Town, en passant par Le 20ème de cavalerie. Cette séquence est aussi une forme de mise en abyme, puisque Lucky Luke, en mettant lui-même en scène la fausse attaque, devient le scénariste de ses propres aventures : Goscinny à la place de Goscinny, en somme. Quant au Grand Duc, spectateur naïf et enthousiaste de ces péripéties, il peut renvoyer l’adolescent lecteur de Pilote à ses propres jeunes années de lecteur de Spirou.
Dans ce même esprit, le récit du Cavalier blanc repose sur un jeu de miroir permanent entre la réalité diégétique et la pièce de théâtre (qui porte significativement le même titre que l’album). Dès l’introduction, Lucky Luke croit assister à une véritable agression, alors que les comédiens sont simplement en train de répéter. Plus tard, il est amené à remplacer l’acteur principal pour interpréter lui-même le rôle-titre (le justicier se révélant d’ailleurs à cette occasion moins convaincant à la scène qu’à la ville). Le dénouement, dans la cabane où Lucky Luke vient débusquer les malfaiteurs, fait directement écho à la scène principale de la pièce, mais en inversant les protagonistes : l’infâme Mortimer Jones alias Barnaby Float prend la place de la jeune fille innocente (« Ah non !! Ne touchez pas au petit frère ! Pas le petit frère ! »), et c’est Lucky Luke qui joue les harceleurs. Quant au final de la pièce, nous ne le verrons jamais, mais il est révélé par Whittaker Baltimore, l’acteur principal : « Je m’en vais vers le soleil couchant en chantant I’m a poor lonesome cowboy. » Jolly Jumper, toujours lucide, ne manque pas de remarquer : « Il me semble avoir vu cette pièce quelque part... »
Fin d’une époque
Une autre caractéristique frappante de l’après-68 est que René Goscinny, désormais quarantenaire, a intégré un nouveau paramètre à son univers : celui du temps qui passe.
Bien sûr, dans le cas d’Astérix, cette affirmation est toute relative, puisque le texte introductif qui ouvre chaque album persiste encore et toujours à situer les faits en 50 avant Jésus-Christ. Pourtant, quelque chose bascule en 1970, avec La Zizanie. Pour la première fois, l’idée que le village – cet Eden qui semblait jusqu’ici inaltérable – puisse se métamorphoser ou même disparaître, est ouvertement envisagée.
Pire : à partir de cet album, la fin du village tel que nous le connaissons devient l’enjeu systématique et explicite de chaque histoire s’y déroulant – alors que jusqu’ici, elle n’était au mieux qu’un enjeu secondaire, induit. Le Domaine des Dieux nous montre les habitants résistant à l’installation de la civilisation romaine à leurs portes. La menace sera finalement repoussée, pour cette fois encore ; mais peut-être pas pour toujours, comme le sous-entend la conclusion douce-amère : « Nos Gaulois […] célèbrent une nouvelle victoire […], une victoire sur le temps qui passe, inexorablement... » Le Devin s’ouvre sur une scène d’orage, dont l’atmosphère inquiétante est appuyée par un récitatif : « Les Gaulois n’ont peur que d’une chose : c’est que le ciel leur tombe sur la tête... et le moment semble venu […]. » Plus loin dans l’album, les habitants sont contraints d’abandonner leur village suite aux prédictions apocalyptiques de Prolix. Le Cadeau de César envisage la possibilité d’un nouveau chef prenant la place d’Abraracourcix. Enfin, Obélix et compagnie montre les Gaulois entrant dans l’ère du capitalisme. Toutes ces histoires, écrites au fil des années 1970, alors que la société française est en pleine mutation, ont un point commun : elles s’articulent autour de l’idée de changement, lequel changement est présenté comme un danger auquel il faut résister.
Le Far West de Lucky Luke a lui aussi bien évolué. Même si la plupart de ses aventures ne sont pas datées, tout porte à croire que la grande époque de la conquête de l’Ouest est terminée.
L’évolution de la représentation des Indiens est particulièrement significative (Goscinny lui-même, citant Tchernia, caractérisait d’ailleurs le western classique à travers celle-ci : « Ah, qu’est-ce que j’aimais bien quand les Indiens étaient méchants ! ») [2]. Après Canyon Apache – qui, déjà, présente Patronimo et ses braves comme la dernière tribu résistant encore et toujours à l’envahisseur – les Indiens sont rares, et généralement pacifiques. Dans Dalton City ou Le Cavalier blanc, on en croise quelques-uns en ville, parfaitement intégrés, partageant le quotidien et les activités des cow-boys. Chasseur de primes – un album qui baigne tout entier dans une étrange atmosphère crépusculaire, presque irréelle – montre des Cheyennes parqués dans leur réserve, pacifiés et même convertis au consumérisme des Américains : ils commercialisent des souvenirs pour touristes, ne dansent plus que « pour amuser les visages pâles » et se gavent d’eau-de-feu. « Ah, il leur faudrait une bonne guerre, tiens ! », soupire le sorcier. Et si la suite de l’histoire leur donne l’occasion de retrouver temporairement leur caractère menaçant, le dénouement les cantonne définitivement dans leur rôle inoffensif de vestiges du passé, puisque la réserve indienne est devenue un parc d’attractions, « Cheyenneland ». De même, l’épilogue de Canyon Apache transforme le canyon éponyme en site touristique. Dans Le Grand Duc, pour reprendre l’expression du colonel Maxter, « il n’y a pas assez d’Indiens […] pour faire une enseigne de magasins de cigare » : désormais pacifié, le Texas tout entier n’est plus qu’un musée grandeur nature, une destination pour touristes.
Bref, l’Ouest sauvage est dompté, et ce sont à présent les marqueurs de la civilisation moderne qui sont mis en avant : l’industrie et le monde des affaires (L’Héritage de Ran-Tan-Plan), la culture (Le Cavalier blanc), la médecine (La Guérison des Dalton). Ils sont loin, les récits de pionniers des années 1950, où on se ruait sur l’Oklahoma, où on remontait le Mississipi, où on chevauchait sur la piste des Dalton. La norme n’est plus le parcours semé d’embûches, mais le récit statique.
C’est qu’en 1968, l’esprit d’aventure est incarné par un Cohn-Bendit déclarant : « Même si on nous promettait le paradis nous le refuserions. Car nous voulons le prendre. » Au contraire, les personnages de Lucky Luke se placent dans le camp du conservatisme. « Je regrette le temps où les choses étaient plus simples : il y avait les Indiens, les visages pâles, et... », se désole un militaire dans L’Héritage de Ran-Tan-Plan. Quant au pauvre cow-boy loin de son foyer, il s’embourgeoise à sa manière : il s’installe dans une ville, Nothing Gulch. C’est là que les autorités le contactent au début de ses aventures.
Bien sûr, Lucky Luke ne fera pas d’héritage, et n’habitera pas dans une luxueuse villa comme Spirou et Fantasio ou Tif et Tondu. Mais son entourage se retrouve subitement à devoir gérer des situations de pouvoir, et il leur donne toujours un coup de pouce.
Déjà pressentie dans Le Pied-Tendre et Dalton-City, la découverte de la propriété est mise en scène dans L’Héritage de Ran-Tan-Plan : Lucky Luke devient gestionnaire de la fortune du chien le plus bête de l’Ouest, fortune dont les conséquences pèsent lourd autour de lui. Lorsque Ran-Tan-Plan fugue, ce sont les employés qui cessent de percevoir leur salaire, et les locataires chinois qui n’ont plus besoin de verser de loyer. D’où la colère des uns et le soulagement des autres. On s’étonne à peine que Lucky Luke soit ici du côté des nantis, de l’économie qui tourne, tandis que les Chinois reçoivent l’aide de Joe Dalton. Même si le cow-boy placera en fin d’album quelques mots au sujet des injustices de Virginia City, il ne s’en était pas inquiété auparavant, pas plus que le shérif qui affirmait : « C’est illégal de manger des propriétaires. » Une situation de crise, où le marasme économique fait l’effet d’une bombe à la bourse et incite le président à préparer la cavalerie à intervenir, qui évoque directement les récents conflits sociaux.
Autre fait significatif de cet embourgeoisement, le gardien-chef du pénitencier monte en grade, accédant au titre de directeur dans Ma Dalton. Quand il s’adresse à ses détenus, il rappelle un peu Abraracourcix ou les élus de la République. L’évasion de L’Héritage de Ran-Tan-Plan, où il accepte froidement le sacrifice de son subordonné avant de verdir en apprenant qu’il en serait aussi la victime, dénonce la lâcheté du pouvoir et le refus d’en assumer la responsabilité. L’inverse de ce que fait Lucky Luke en remettant Ran-Tan-Plan à la tête de son héritage, malgré les injustices à l’œuvre. Par la suite, dans La Guérison des Dalton et après la mort de Goscinny, le directeur changera de visage à chaque album, mais continuera d’afficher un ventre repu et des vêtements élégants.
Politique
Dans le premier album post-68, Jesse James, les questions d’actualité trouvent un traitement particulier. En dépeignant une société hypocrite, où les innocents sont mis en cause à la place des coupables, où les pauvres ne rêvent que de prendre la place des riches pour agir ensuite comme eux, Goscinny dénonce les fausses révolutions. Lucky Luke est alors garant de l’ordre bourgeois, missionné non pas par un sénateur ou un shérif, mais par une police privée déléguée par l’union des banquiers !
Pour autant, le scénariste semble conscient de la portée de son positionnement, et les albums de Lucky Luke semblent parfois traduire ses repentirs et ses ambiguïtés. Les thèmes des années 1970 intègrent de plus en plus de satire sociale, et ce qui ressemble drôlement à un message. « Quand vous écrivez un livre, avez-vous un message pour vos lecteurs ? – Oui, le voici : achetez mon livre, s’il vous plaît... [3] » Soit. Disons alors des opinions.
Ainsi, dans Jesse James, il s’insurge contre la mode de la justification des délits. En réaction contre la vision de la figure historique en Brigand bien-aimé, de Nicholas Ray, en 1957, mais aussi peut-être d’un mai 68 qui a contribué à brouiller les pistes entre le bien et le mal, il définit ce qu’est pour lui un héros. Représenté par Lucky Luke dans les trois planches d’introduction, c’est celui qui arrête les voleurs, très loin du pseudo brigand bien-aimé qui agit pour son propre profit. L’imitation par Jesse James de Robin des Bois est aussi tournée en dérision, en n’en gardant que le chapeau à plume et la cachette dans les arbres. Bref, Goscinny affiche son soutien à la loi. On est très loin du Juge, où le hors-la-loi pouvait s’avérer une fripouille sympathique. Cette volonté d’afficher une ligne morale claire, voire conservatrice, est appuyée dans ses interviews et celles de Morris. Goscinny : « Nous avons replacé Billy dans la peau d’un blouson noir et James dans celle d’un voleur [4] » Morris ajoutera : « Je trouve invraisemblable qu’on dise qu’il n’y a plus de criminels : le criminel est devenu un malade qu’on peut guérir, on invoque son enfance malheureuse, etc. C’est incroyable ! Il y a toute une tendance aujourd’hui au cinéma à réhabiliter les tristes héros de l’Ouest : Jesse James, le bandit au grand cœur, vous parlez ! [5] »
Mais il faut noter que trois ans plus tard, un autre album répond à Jesse James : dans Chasseur de primes, à nouveau, Goscinny oppose deux types de héros. D’un côté Elliot Belt, le professionnel, valet du capital, prêt à toutes les injustices pour toucher sa prime, et de l’autre Lucky Luke, prenant la défense d’un pauvre Indien injustement soupçonné. Goscinny s’attaque aux héros de Sergio Leone, mais aussi à tous ceux qui veulent rendre justice eux-mêmes. Nous passons de la revendication d’un ordre moral bourgeois à la dénonciation de ses loups impitoyables. Le conservatisme est donc tout relatif. Il ne s’agit certainement pas de rejoindre la meute des gens civilisés, mais de soutenir ceux qui souffrent : les Indiens, les pauvres pionniers, les petits serviteurs de la loi.
On a aussi pu voir dans le loufoque professeur Von Himbeergeist de La Guérison des Dalton une satire de la psychanalyse, ce que le scénariste n’a pas revendiqué. Morris a affirmé plus tard qu’il s’agissait encore de s’attaquer à la confusion entre maladie et délinquance. Mais dans L’Empereur Smith, dès l’année suivante, plusieurs criminels sont clairement désignés comme malades et devant être soignés.
Enfin, Goscinny a admis à demi-mot que ce même Empereur Smith était une critique du fascisme. « Ce n’est pas ce que j’ai voulu faire, mais c’est quand même vrai. Je me suis amusé à montrer un dingue inoffensif, un pantin, et du fait qu’il exerce un certain pouvoir, il devient quelqu’un de très dangereux, parce qu’il est manipulé par des malins et des ambitieux. [6] » Smith, avant d’être un militaire, est d’abord un propriétaire qui a fait une très grosse fortune et en a perdu la raison. Au sommet de sa gloire, en permanence entouré de quatre ou cinq types « prêts à lui allumer sa cigarette dès qu’il en sortira une [7] », Goscinny s’envoie quelques rappels à l’ordre.
Il est plus que probable que ces revirements soient une réaction aux critiques ambiantes, Lucky Luke ayant alors, selon le récit de Marie-Ange Guillaume, une réputation plus bourgeoise qu’Astérix. De la même façon, les premiers personnages féminins étaient apparus dans les scénarios de Goscinny en réaction aux reproches qui lui étaient faits, dès 1966, suite au « Phénomène Astérix ». « Ce sera Obélix légionnaire. On le verra tomber amoureux d’une belle Gauloise, cela pour faire plaisir aux sociologues qui m’accusent de misogynie [8]. » Calamity Jane apparaît dans Lucky Luke la même année que Falbala dans Astérix, et Mrs Flimsy la même année que Bonemine, en 1968. Au fil des années 1970, les castings féminins des deux séries ne cesseront de grandir.
Pessimisme
Dans ce va-et-vient des idées, il y a peut-être une part d’innocence qui disparaît.
On dit souvent de l’humour de Goscinny qu’il se caractérise par sa bienveillance envers ses personnages : même les méchants et les imbéciles (qui sont d’ailleurs souvent les mêmes) ont quelque chose d’attachant. Pourtant, dans ses histoires plus tardives, le scénariste n’hésite plus à mettre en scène des personnages parfaitement détestables, qui ne peuvent provoquer aucune empathie.
Ainsi, lorsque Morris et Goscinny s’attaquent à la figure de Jesse James, il est le premier grand desperado à être présenté de manière totalement négative – par opposition à un Billy the Kid, à un Roy Bean, ou bien sûr aux Dalton, beaucoup trop sympathiques pour être considérés comme de vrais méchants. Dans Chasseur de primes, Elliot Belt est cynique, sans scrupule, lâche, méprisable et méprisé au point que l’aubergiste lui jette son repas à même le sol comme à un animal, et que l’entraîneuse du saloon cesse de chanter en sa présence (« Désolée, les gars ! Je ne chante pas quand il y a un putois dans la salle ! »)
La vision goscinnienne de l’individu perd donc en bienveillance ce qu’elle gagne en férocité ; et c’est aussi le cas de sa vision du groupe. Certes, le scénariste s’est toujours amusé – en particulier dans Lucky Luke – à montrer la foule comme une entité versatile, manipulable, lâche, capable du meilleur (parfois) comme du pire (souvent). Les exemples en sont innombrables, de L’Évasion des Dalton aux Dalton se rachètent en passant par Billy the Kid.
Un premier cap est franchi, pourtant, dans Jesse James (1969). Alors que Lucky Luke s’échine à défendre « sa » ville de Nothing Gulch contre le desperado et sa bande, ses propres amis finissent par se retourner contre lui lors du procès de Cole Younger, par peur des représailles.
L’année suivante, ce sont les habitants du village d’Astérix qui voient leur belle unité voler en éclats dans La Zizanie. Les camarades de toujours deviennent à partir de cet album des personnages à deux visages : la bonne bouille du joyeux compagnon, la plupart du temps, mais aussi le faciès grimaçant de la médiocrité humaine, susceptible de pointer son nez à chaque instant.
Enfin, il faut conclure cet inventaire par l’avant-dernier album de Lucky Luke signé par Goscinny. On l’a vu plus haut : L’Empereur Smith peut être lu comme un décryptage des dynamiques de groupe qui conduisent au fascisme ; à ce titre, il présente le tableau humain le plus glaçant de l’œuvre goscinnienne. L’album est d’ailleurs globalement peu porté sur l’humour, ce qui lui confère une tonalité assez inhabituelle dans l’œuvre du scénariste. L’épilogue est particulièrement saisissant : on y voit Smith, déchu, désemparé, le regard perdu, réaliser dans un éclair de lucidité : « Tout a été une sorte de folie... de folie incompréhensible... » Avant de retourner à son délire, sous le regard perplexe de Lucky Luke. Goscinny, qui a passé sa carrière à s’amuser avec indulgence des petits travers de l’humanité, n’a plus, cette fois, le cœur à rire.
Clément Lemoine et Michael Bareyt
[1] Salle de rédaction, entretien avec René Goscinny et Pierre Tchernia, France Culture, 9 janvier 1972.
[2] « Lucky Luke story », Éric Leguèbe, Phénix No.19, 4e trimestre 1971
[3] « Goscinny interviewe Goscinny », Sud Ouest Dimanche, 10 octobre 1965.
[4] « Les Pères de Lucky Luke expliquent la bande dessinée », La Tribune de Genève, 4 avril 1970.
[5] « Lucky Luke chez les Yankees », Jean-Paul Morel, Le Matin, 14 décembre 1983.
[6] « René Goscinny s’explique », Bernard Pivot, Lire, mai 1976.
[7] Yvan Delporte dans Le Duel Tintin-Spirou, Hugues Dayez, Les Éditions contemporaines, 1997.
[8] « Noir et blanc a rencontré le papa d’Astérix », Hervé Marec, Noir et blanc, décembre 1966.