cocco bill
Benito Jacovitti, Cocco Bill | 1972 | encre de Chine sur papier, mise en couleur à l’aquarelle au dos | 46,2 x 36,2 cm | Inv. 89.7.3A
[Avril 2016]
L’action se résume à trois fois rien. Cocco Bill est pris à partie par trois malfrats qui capturent une femme (passant par là) pour s’en faire un bouclier. Cocco doit céder au chantage. Il est fait comme un rat. Mais ça n’est qu’une ruse. In fine, tandis qu’apparaît le shérif, troué comme un gruyère, le héros, qui a repris le dessus, déclare au méchant, qu’il baffe énergiquement, que l’hôpital sera l’étape obligée avant d’aller en prison [1]. Jacovitti en « fait des tonnes » dans son registre habituel : le « comique de surenchérissement ».
Comme d’habitude, chez l’artiste, le scénario n’est qu’un vague prétexte pour faire s’agiter ses personnages le plus follement du monde. Compte, par-dessus tout, ce qu’on pourrait appeler ‒ sans craindre l’oxymore ‒ une « pantomime loquace ». À savoir une situation où les paroles échangées constituent un fond de roulement aussi plaisamment déjanté que les gestes sont hyperboliquement démonstratifs. Ainsi, sur le phylactère de droite de la case 1, on peut lire : « Maintenant, on compte jusqu’à 7 ... à 3 on tire sur la femme. »
L’horreur du vide caractérise le travail de l’artiste hanté, pourrait-on penser, par la nécessité de coloniser le moindre centimètre carré de papier disponible. Comme si, pour l’artiste, le matériel visuel convoqué n’avait de raison d’être qu’à proportion de sa capacité de saturer l’espace et, ce faisant, d’induire le « fourmillement » des cases. De fait, l’impression de remuement y est généralisée, à quoi s’ajoute la mécanique du burlesque. D’où il ressort que l’art de Jacovitti, selon nous, est un avatar de la commedia dell’ arte (filtrée par le dessin animé), commedia dont on sait qu’à de certains moments la scène est soumise à un branle, partout propagé. Toutes choses égales (Cocco Bill participant d’un registre plus frénétique), les Pulcinella dissipés de Giandomenico Tiepolo ne sont pas très loin.
Il y a, chez ce prodigieux dessinateur, un tel besoin d’exagérer le rendu des relations conflictuelles, le surpeuplement des vignettes (Dubout, non plus, n’est pas loin), le traitement des indices cinétiques, sans parler des effets de rétraction ou d’élongation et des grimaces en tous genres, que les planches de l’Italien atteignent au grotesque le plus extravagant. Le grotesque, c’est-à-dire, encore, la déformation expressive des êtres et des objets, représentés à seule fin d’être impactés, étirés, débordés ou éjectés. Ça cogne et ça crie un peu partout.
Voyez, dans la première case de la planche, la femme retenue par le bandit qui, pour bien la maintenir par la taille, s’est mis à genoux. Immobilisée de pareille façon, la prisonnière hurle, comme atteinte dans son intégrité. La tête rejetée en arrière (on ne voit que sa bouche béante), les bras levés au ciel (et les doigts écartés), la prisonnière se voit déjà promise aux pires outrages. Elle est l’hystérie même, et sa robe, pareille à une grosse citrouille, semble s’être enflée aux dimensions de la crise qu’elle est en train de « piquer ». Plus loin, Cocco Bill, ressaisi (case 5), se déchaîne, qui rosse de belle manière (cases 7et 8) ses agresseurs, malgré le contrecoup de la case 6 . Pratiquant à la fois la boxe anglaise et la « savate », il occit les bandidos le plus proprement du monde. Comme chez Segar (Popeye) ou Uderzo (Astérix), le sillage de ses gestes et les idéogrammes des impacts a autant de consistance graphique que les corps mis à mal.
Une prodigieuse alacrité anime les pitreries de Jacovitti. Il y a chez l’artiste une « santé du désordre » que Masse est seul à partager avec lui. À ceci près, cependant, que le noir sarcasme qui traverse de bout en bout l’œuvre du Français n’a pas cours chez l’Italien, qu’habite seulement le sens du drolatique. En témoignent, symptomatiquement, ces curieux emblèmes, comme les fameux salamis qui, de temps à autres, parsèment ses dessins. Ici, toutefois, pas trace de l’ineffable charcuterie. En revanche, le lecteur peut trouver trois autres objets fétiches du cartoonist : un court crayon bien taillé surgissant du sol (case 3), un dé à jouer échappé de quelque poche (case 5 ), un os à demi déterré (case 8), toutes choses dont la présence allégorise, mezzo voce, l’esprit d’incongruité dont se réclame l’auteur.
Tout cela nous enchante.
Pierre Fresnault-Deruelle
[1] Nos remerciements les plus vifs vont à Claude Sapien, italianiste, qui nous a donné la traduction des bulles de cette planche.