broussaille : les baleines publiques
planche 19 | scénario de Bom | H 43,2 x L 34,4 cm | encre de Chine et feutre sur papier | paru dans Spirou | album Dupuis 1984 | Inv. 90.26.1
[mai 2014]
Hors de sa rubrique écologique dans Spirou, Broussaille n’a pas le profil-type du héros de bande dessinée pour la jeunesse. Pas de criminel à combattre, pas de vie en péril. Ses premiers albums, scénarisés par Bom, ont beau lui apporter la possibilité de vivre des intrigues complexes, le jeune homme dessiné par Frank Pé cherche avant tout l’aventure intérieure. La persistance d’une dramaturgie narrative ne l’empêche pas de se consacrer d’abord à la découverte du quotidien.
La planche acquise par le Musée se situe au milieu du premier album. Broussaille y parcourt les rues d’une ville anonyme, dans laquelle les Bruxellois peuvent reconnaître la commune d’Ixelles. La première vignette nous laisse deviner les alentours de la Gare du Luxembourg et la dernière nous conduit vers le Muséum des Sciences naturelles. Quoiqu’ancrée dans le réel, basée sur la documentation personnelle de Frank Pé qui la met à disposition sur son site, cette planche est pourtant, à bien des égards, un hymne à la fantaisie et à l’imaginaire.
Les animaux marins que Broussaille rêve en pleine rue trouveront certes une explication plus ou moins rationnelle à la fin du récit. Mais ils sont surtout là pour marquer la communion entre le personnage et son environnement : alors que les habitants de la ville subissent pour la plupart de sinistres insomnies, seuls quelques êtres plus éveillés parviennent à deviner la persistance de la nature dans le bitume. Broussaille, à qui les grosses lunettes donnent une seconde vue, est de ceux-là.
De case en case, le jeune homme se montre l’antithèse des passants, qui avancent les sourcils froncés sans regarder autour d’eux, enfermés dans une voiture ou dans un imperméable. Au contraire, lui s’efforce de tourner les yeux de tous côtés, de rompre avec l’idée d’une route préétablie. La variété des chemins apparaît symboliquement dans les pistes qui s’offrent au regard du lecteur. Broussaille croise à la fois des chemins de fer, des escaliers, des rues transversales, comme autant de voyages alternatifs. Même les lignes de tram se croisent, et les sens interdits sont retournés. Il y a toujours plusieurs voies, tel est le message des auteurs.
L’appel à la liberté est également formel : Frank Pé n’hésite pas à opter pour des cadrages légèrement décalés, en faisant déborder ses vignettes sur le fond perdu, et en refusant d’en aligner les bords. Alors que l’hypercadre est relativement stable dans le reste de l’album, il montre ici sa souplesse dans une scène d’onirisme appliqué. Façon de montrer aussi l’importance de ce moment dans le récit. La liberté s’applique ainsi à un gros poisson exotique qui sort de la planche (mais comme pour y entrer), à la variété des formes et des animaux, aux décors changeants. Un parc, des tortues, un pont, des rues et des poissons-clowns : le monde offre des représentations variées, tant de la ville que de la faune sous-marine.
Tous ces éléments concourent à montrer une ville transfigurée par le retour de l’inattendu. Les éléments négatifs sont rangés dans les coins de vignette, notamment ce conducteur agressif qui devient anecdotique à force d’être coupé par les bords de case. Du coup, se dissimulent aussi certains animaux du décor : les dauphins de la troisième vignette sautent dans le lointain, presque cachés, à l’opposé de l’énorme poisson de le deuxième case. Broussaille d’ailleurs ne les regarde pas toujours. Après les avoir croisés directement (les tortues, le poisson exotique), après les avoir cherchés (les dauphins), voilà qu’il semble passer à côté sans les voir (les hippocampes et les poissons-clowns). C’est au lecteur de finir le travail et d’éduquer son regard à la fantaisie.
Apprendre à regarder les cases et à chercher la poésie où elle n’est pas, pour finir par la voir comme nul autre, c’est le rêve éveillé de Frank et Bom.
Clément Lemoine