brouillon du "savant fou"
Planche 8 | 32 x 24 cm | encre de Chine, pastel, feutre et crayon sur papier | 97.2.1
Souvenez-vous : nous sommes dans le laboratoire de Dieuleveult, pour assister au réveil du pithécanthrope. Le savant fou n’a pas encore son aspect définitif. D’ailleurs Tardi, incertain quant à l’allure de ses nouveaux personnages, pour plus de sûreté pointe sur eux une flèche avec leur nom.
Cette page est extraite d’un document d’un intérêt exceptionnel, entré dans les collections du musée fin 1996. Elle appartient en effet à un cahier à dessin, Le Calligraphe No.20, occupé, de la première à la dernière page, par le brouillon complet de l’album Le Savant fou, troisième des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. Avis aux étudiants en quête de sujet de mémoire : il y a matière à une belle étude sur la genèse d’un album.
Au verso d’un poster proposé comme « supplément » par le mensuel (À Suivre), Tardi avait lui-même explicité sa méthode : « Tout commence par des notes que je prends sur un cahier d’écolier à partir d’idées qui me trottent dans la tête. Puis je les relis, je les retravaille, je les assemble, je bâtis mon intrigue. À ce moment-là je passe au découpage sur un cahier à dessin. Je dessine les quarante-six pages de l’album sous forme de graffiti, avec l’organisation des images, les premières indications de dialogues et de couleur. (...) J’ai ainsi une vue d’ensemble de l’album avec, pour chaque page, la possibilité de reprendre la narration d’une séquence, de réduire, d’allonger, etc. » L’auteur de C’était la guerre des tranchées n’a pas souvent respecté ce protocole, mais l’exemple du Savant fou l’illustre point par point.
Le dessin, réalisé au feutre (un instrument qui va vite, qui glisse bien sur le papier) est des plus sommaires : une simple mise en place, visant à l’identification des personnages et à déterminer l’organisation de la page. À usage strictement privé, il est encore de l’ordre de la prise de notes, sans aucune prétention esthétique. Pourtant l’abréviation graphique, la rapidité qui caractérisent ces graffiti conduisent ici et là à des raccourcis amusants, comme cette image, en bas à gauche, où deux bras trop courts se croisent et agissent simultanément. Effleure là la veine caricaturale de Tardi, si savoureuse, qu’il ne laisse s’exprimer qu’à l’occasion de trop rares dessins de presse et dans ses productions privées.
Rien ici n’est définitif : ni la caractérisation des protagonistes, ni le découpage, ni le dialogue, ni les couleurs indiquées. Il faut comparer avec l’album (Casterman, 1977, page 10) pour apprécier les différences introduites lors de l’exécution de la planche originale. La mise en page est ce qui variera le moins. Une image horizontale viendra se rajouter au-dessus de la dernière vignette, c’est tout.
En fait, la moitié inférieure en est déjà ici à sa deuxième version. Elle se superpose à celle imaginée d’abord, dans laquelle les savants faisaient fondre la glace enfermant le corps du pithécanthrope. Comme l’indique une note lisible en haut de la page, cette idée a été abandonnée : « Pas de bloc de glace, il avait été retrouvé dans la tourbe ». Tardi s’en resservira pour Adèle soi-même, qui sera congelée pendant les années de guerre.
La couleur, grossièrement indiquée au pastel, a deux fonctions essentielles. Signalétique, elle fait ressortir, par une tache rouge, l’emplacement de l’héroïne (qui, dans l’album, sera vêtue d’un manteau vert). Dramatique, elle donne à la séquence sa tonalité fantastique, avec des verts, des violets, et les lumières rougeoyantes du laboratoire. Mais le laboratoire où cette page nous fait entrer est d’abord celui où Tardi, s’abandonnant à sa fantaisie, invente une nouvelle tranche de feuilleton.
Thierry Groensteen