biographie de steve ditko
[janvier 2010]
Notre époque semble favorable à la redécouverte du passé. En bande dessinée, on a vu se multiplier les sorties patrimoniales, en particulier dans les pays anglo-saxons où la carence était, il faut le reconnaître, particulièrement criante. Dans le domaine du comic book, les compilations et exhumations de ces dernières années ont permis d’appréhender de manière plus objective des périodes encore relativement récentes telles que les années 1960 et 1970. La nostalgie ne peut plus guère jouer son rôle de miroir déformant dès lors qu’elle se confronte à des reprises intégrales et chronologiques des séries d’époque, et force est de constater que certains créateurs émergent du lot. C’est le cas de Steve Ditko.
Surprise, surprise : le créateur de Spider-Man est un graphiste fascinant et un raconteur d’histoires hors pair. On avait eu tendance à l’oublier, en particulier au cours des années 1980 où sa manière paraissait définitivement vieillotte à une jeune génération de lecteurs entièrement accaparée par les suiveurs de Jack Kirby et de Neal Adams.
L’amnésie était si totale que lors de l’émergence d’une des superstars des comics de la fin des années 1980, Todd MacFarlane, plus personne ne semblait capable de reconnaître qu’il avait emprunté au répertoire de Steve Ditko une bonne moitié des tics graphiques qu’il essayait de faire passer pour un style. La différence était bien évidemment que chez Ditko, tous ces éléments relevaient d’un ensemble cohérent bâti sur de solides fondations.
En effet, la carrière de Ditko s’apparente à une pure ligne droite. Il semble avoir entièrement consacré son existence à la bande dessinée, comme les héros qu’il met en scène se vouent tout entiers à la poursuite du crime. Né en 1927 à Johnstown, Pennsylvanie, Steve Ditko s’intéresse très jeune à la bande dessinée, qu’il lit aussi bien dans les quotidiens que dans les comic books. Il voue, entre autres, une grande admiration à Jerry Robinson, nègre de Bob Kane sur Batman et créateur de personnages comme Robin et le Joker.
Son respect pour Robinson est si grand qu’une fois son service militaire accompli, Ditko profite des aides financières accordées aux anciens soldats pour « monter » à New York afin d’étudier à la Cartoonists & Illustrators School (qui s’appelle aujourd’hui School of Visual Arts) où celui-ci enseigne. Arrivé à l’école en 1950, Ditko vend ses premiers travaux professionnels en 1953 puis intègre brièvement l’atelier de Joe Simon et Jack Kirby, où il a l’occasion de côtoyer une autre de ses idoles, Mort Meskin.
Cependant, c’est essentiellement comme dessinateur freelance qu’il va commencer à se faire un nom. Il commence en particulier à travailler pour Charlton, éditeur de nombreux titres dans tous les genres à la mode, connu pour la piètre qualité technique de ses comic books et ses tarifs les plus bas du marché. Néanmoins, Charlton a deux avantages : on n’y manque jamais de travail et les éditeurs y laissent les dessinateurs travailler comme ils l’entendent. Ditko peut y développer en toute tranquillité son style si particulier.
La période n’est toutefois guère favorable au jeune dessinateur. Fragilisé par la campagne de dénigrement et de boycott de 1954, suivi par l’instauration du Comics Code, le secteur du comic book est en régression, tant au niveau des ventes que du nombre d’éditeurs sur le marché, et ce alors qu’il n’avait cessé de se développer depuis ses origines dans les années 1930. D’autre part, Ditko tombe gravement malade de la tuberculose et doit rentrer dans sa ville natale pour se soigner.
Quand il revient à New York fin 1955, Ditko ne retrouve pas tout de suite du travail à Charlton, la compagnie ayant mis son activité en hiatus suite à une inondation. Il propose donc ses services à Atlas, petite maison d’édition new-yorkaise qui a pour politique de submerger le marché d’une pléthore de titres dans les genres à la mode. Là aussi, le travail ne manque pas, essentiellement dans le genre fantastique. De plus, Ditko réalise lui-même les histoires qu’il se voit confier, à partir d’un simple synopsis. Stan Lee, responsable éditorial et principal scénariste ayant mis au point cette méthode de travail avec les dessinateurs capables de faire eux-mêmes le découpage. Une fois l’histoire développée et dessinée, Lee en écrit les dialogues. Le travail est donc une véritable collaboration entre scénariste et dessinateur, dans laquelle ce dernier prend une part très active. À titre de comparaison, même chez Charlton où l’intervention éditoriale est minimale, Ditko se contente d’illustrer – avec certes un très grand talent – les scénarios déjà découpés et dialogués de Joe Gill.
En 1957, la perte de son diffuseur manque de faire mettre à Atlas la clé sous la porte. Pendant que la compagnie redémarre doucement, Ditko reprend du service chez Charlton. À partir de 1959, il produira en parallèle pour les deux éditeurs. La mode est alors aux monstres géants inspirés de ceux du grand écran. Chez l’ex-compagnie Atlas, on les trouve dans des titres comme Strange Tales, Tales to Astonish, Journey Into Mystery et Tales of Suspense, presque toujours dessinés par Jack Kirby.
En 1961, la maison d’édition devient Marvel Comics et se lance dans le super-héros, un genre qui est en train de retrouver les faveurs du public chez DC Comics. La plupart des nouveaux personnages qui voient le jour sont des créations de Jack Kirby (Fantastic Four, Thor, Ant-Man, the Hulk, Avengers, X-Men…) mais deux nouveaux héros sont confiés à Steve Ditko : Spider-Man, en 1962 et Doctor Strange en 1963.
La méthode de travail en usage chez Marvel rend difficile de déterminer qui a fait quoi, mais une chose est sûre : Steve Ditko est le co-créateur de Spider-Man, dont il développe le costume, les pouvoirs et l’univers. À partir de 1965, il sera crédité comme co-plotter (co-scénariste), ce qui est une manière déguisée de dire qu’il est responsable de l’intégralité de la bande à l’exception des dialogues. Cette constatation est également valable pour Doctor Strange.
En tout, Ditko réalise une trentaine de pages de comics chaque mois, ce qui est certes moins que Jack Kirby mais demeure néanmoins important, d’autant que Ditko s’encre lui-même sur ses deux séries. Et il trouve encore le temps de réaliser quelques épisodes d’Iron Man et de Hulk ainsi que deux numéros d’Amazing Spider-Man Annual. Malgré des passages assez courts sur ces bandes (trois épisodes sur la première, sept sur la seconde), il y laisse néanmoins sa marque puisque c’est lui qui introduit le design classique, rouge et or, de l’armure d’Iron Man, et qui fait de Hulk un long feuilleton, fixant les bases du personnage jusqu’alors assez mouvantes, et étoffant le casting de la bande.
Mais Ditko n’est pas satisfait de l’attitude de Marvel à son égard. Conscient du succès croissant de Spider-Man et comprenant que la compagnie ne lui donne pas la juste compensation de son travail, il finit par claquer la porte en 1966.
Après son départ de Marvel, Steve Ditko travaille pour plusieurs éditeurs. Il retourne chez Charlton, qu’il avait quelque peu délaissé. Suivant l’engouement général pour les super-héros, l’éditeur publie plusieurs titres rassemblés sous la bannière « Action Heroes ». Il reprend Captain Atom, un super-héros qu’il avait déjà brièvement animé en 1959, et crée deux nouveaux personnages : une version moderne du héros des années 1940 the Blue Beetle, et The Question. Pour Warren, éditeur des magazines d’horreur Creepy et Eerie, il réalise de courtes histoires d’horreur toutes sur scénario du responsable éditorial Archie Goodwin. Ces récits, qu’il illustre avec différentes techniques, dont le lavis, sont parmi les plus superbes qu’il ait jamais réalisés.
Ditko travaille aussi pour Tower Comics, qui publie plusieurs titres autour de l’équipe des Thunder Agents. Enfin, il lance chez DC deux nouvelles séries, Beware the Creeper et The Hawk and The Dove.
Mais une nouvelle attaque de tuberculose l’oblige à s’arrêter de travailler. Quand il revient à New York, ses séries DC se sont arrêtées, Archie Goodwin a quitté Warren et Tower ne publie plus de comics. Il va donc se concentrer sur son travail pour Charlton, qui accueille l’essentiel de son travail de 1968 à 1978. Il réalise surtout des histoires d’horreur, mais également quelques back ups (histoires de complément) dans le seul titre de super-héros publié par l’éditeur dans les années 70, E-Man.
En parallèle, Ditko créé un autre héros, Mr. A, qui paraît dans divers fanzines et publications parallèles. Les aventures de Mr. A, ainsi que les récits courts rassemblés sous le titre Avenging World, permettent à l’auteur d’exprimer en totale liberté sa vision du monde, très marquée par les écrits d’Ayn Rand. Si, dans les années 1960, Ditko avait essayé d’exprimer ses idées dans ses séries grand public publiées chez Marvel, Charlton et DC, il s’en abstient presque entièrement dans les années 1970. S’il participe à la courte aventure des deuxièmes éditions Atlas (avec entre autres The Destructor et Tiger-Man), tentative des anciens propriétaires de Marvel pour lancer une nouvelle maison d’édition, et s’il travaille pour DC (Stalker, courts récits d’horreur), il se contente d’illustrer des scénarios dans lesquels il ne s’implique pas. Seule exception : la série Shade the Changing Man, dont huit numéros paraissent en 1977-78.
Les années 1980 et le début des années 1990 verront Ditko poursuivre dans cette voie des travaux de commande sur lesquels il se donne de moins en moins de mal. C’est ainsi qu’à partir de 1979 et jusqu’en 1997, il retravaille pour Marvel sur diverses séries, dont la suite du Machine Man de Jack Kirby. On le voit aussi chez DC jusqu’en 1982, chez Red Circle, label super-héros de la firme Archie Comics, en 1983-84, chez Charlton où il participe à une tentative de relance de la firme moribonde en 1985… Au début des années 1990, on le voit même chez Valiant, maison d’édition animée par l’ex-directeur éditorial de Marvel, Jim Shooter. Rien de tout cela n’est très mémorable.
En parallèle, Steve Ditko s’investit bien davantage chez les nouveaux éditeurs (que l’on appelle d’abord alternatives puis independents) qui apparaissent avec l’essor du marché des librairies spécialisées en comic books : histoires courtes dans le magazine de SF Questar de 1977 à 1979, séries de super-héros pour des éditeurs comme Pacific Comics (The Missing Man, The Mocker) et Eclipse Comics (Static) de 1982 à 1984, et enfin séries de comics en noir et blanc pour l’éditeur Renegade en 1985 et 1986.
Sur ces travaux personnels, dont il garde l’entière propriété, contrairement à ce qui se passe chez les éditeurs mainstream, Ditko accepte de moins en moins les interventions éditoriales. À partir de 1988, il ne confie plus son travail qu’à Robin Snyder, avec qui il avait déjà collaboré chez Renegade. Par la suite, et jusqu’à nos jours, ses bandes sont publiées sous forme de comics puis de volumes en noir et blanc reprenant – et parfois complétant - des bandes dont Ditko a gardé les droits (Static, The Missing Man, The Mocker…) mais aussi des essais en bande dessinée sur divers sujets qui tiennent à cœur à l’auteur.
Steve Ditko est resté à l’écart de la publicité faite autour de Spider-Man lors de la sortie des films des années 2000. Il vit toujours à New York où il mène, comme pendant toute sa carrière, une existence très discrète. On ne le voit pas aux festivals de BD, il ne donne pas d’interviews, et même si son adresse est facile à trouver (il est dans l’annuaire), il ne reçoit pas les fans et les journalistes qui essaient de forcer sa porte en sonnant chez lui. Ditko a consacré toute son existence à la bande dessinée et il préfère laisser son œuvre parler pour lui. Elle est en effet suffisamment éloquente (les mauvaises langues la trouveront même exagérément bavarde).
Ce qui frappe de prime abord, c’est le graphisme, aux antipodes de celui de l’autre pilier des éditions Marvel dans les années 1960, Jack Kirby. Alors que ce dernier met en scène des personnages plus grands que nature, demi-dieux, titanesques monstres telluriques et entités cosmiques presque inconcevables par l’esprit humain, l’univers de Ditko est peuplé de gens d’apparence très ordinaire. Le maître mot pour désigner le style de Kirby est la force, celui qui décrit Ditko est la souplesse. Ses héros ne sont jamais massifs – ce qui rend sa version du monstrueux Hulk pour le moins inappropriée. Spider-Man, Blue Beetle, le Creeper sont des acrobates perpétuellement en train de bondir. Lorsque le héros peut voler, comme Captain Atom ou Doctor Strange, il fend l’air comme s’il glissait, à moins qu’il ne flotte, léger comme l’éther.
Le protagoniste de Ditko est tout petit dans des mondes trop grands pour lui : dimensions bizarres du Doctor Strange, maisons hantées et lieux inquiétants des Tales of the Mysterious Traveler ou des Many Ghosts of Doctor Graves, deux des nombreux comics qui accueillent ses récits fantastiques chez Charlton.
Tout cela ne ferait de Steve Ditko qu’un styliste hors pair s’il s’était contenté de mettre en images les scénarios des autres. Mais à partir des années 1960, il met en scène ses propres créations et développe un univers aussi cohérent du point de vue du fond qu’il l’est de celui de la forme. Influencé, on l’a dit, par les écrits d’Ayn Rand, il met en scène une vision métaphorique du monde dans lequel le héros est avant tout confronté à des choix moraux. Si les courtes histoires de Mr. A présentent un héros sûr de la distinction entre le bien et le mal et se contentant de placer les criminels devant leurs insolubles contradictions, beaucoup d’autres séries de Ditko développent des problématiques plus complexes. The Hawk and the Dove, par exemple, montre deux frères que tout oppose : l’un est partisan des solutions violentes, l’autre est un pacifiste convaincu. Face à ces adolescents extrêmes parce qu’immatures, Ditko place la figure paternelle raisonnable, incarnant de plus la loi puisque juge par profession. Si la série avait duré, nul doute que l’on aurait vu les personnages évoluer. C’est en effet l’une des caractéristiques des œuvres de Ditko : loin d’être d’interminables soap operas dont les héros sont condamnés à ne jamais vieillir, donc à ne jamais changer, elles s’acheminent vers un but. Ce sont des feuilletons, publiés généralement sous forme de chapitres complets, mais dont les intrigues se poursuivent d’épisode en épisode et doivent mener à une conclusion. Autrement, les efforts du héros n’auraient guère de sens !
On peut ne pas apprécier les idées exprimées par Steve Ditko, mais force est de constater qu’il est fidèle, à son niveau, à l’idéal héroïque dont il s’est fait le chantre. Tournant le dos aux compromis, il a préféré une existence modeste, l’absence de contreparties financières étant le prix à payer pour s’exprimer en toute liberté. Si l’essentiel de son œuvre est depuis longtemps derrière lui, il n’en reste pas moins un monument incontournable de la bande dessinée nord-américaine, un artiste unique dont on ne finit pas de découvrir et redécouvrir l’immense talent.
Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.