Bien Monsieur 2/2 - Revue mixte, et plus, si affinités.
Couverture Bien, Monsieur n°1, automne 2015.
1. Entrée en matière
Ainsi s’ouvre le premier numéro de Bien, monsieur, à l’automne 2015. Le texte se lit en couverture, écrit en grandes majuscules tracées d’une main un peu tremblante au crayon de couleur, vert sapin et orange fluo. Autour, des petits dessins, comme ceux rajoutés dans les marges des cahiers, des nuages, des avions, une bouteille d’alcool, un verre de vin, une femme nue. Un dialogue, des illustrations ; des sujets d’adulte, une patte enfantine ; des mots durs, un dessin tendre : Juliette Mancini et Elsa Abderhamani posent en une couverture un projet esthétique et politique fort et délicat, en une gageure d’équilibre précaire. On sent que tout peut se casser la gueule à chaque instant, car les lignes ne sont pas droites, les grandes majuscules dansent un peu, tout penche, dans un savant appliqué-bricolé. Cela dit d’emblée que rien n’est sûr, tout est sable, mais que cela ne nous empêche pas d’affirmer haut et fort des choses. Dans l'article précédent, Maël Rannou a analysé la place particulière de cette revue-fanzine dans le paysage des parutions indépendantes de son époque, et l’évolution de l’objet, tant dans son rythme, ses caractéristiques plastiques que de son équipe de contributeurices. Nous poursuivons ici la redécouverte de ce bijou de fantaisie engagée en en éclairant quelques éléments choisis.
Sommaire du n°1, automne 2015.
2. En deçà, au-delà du tricolore
La revue est née d’un défi, celui de prouver à une petite communauté de jeunes diplômés d’école d’art partageant un même atelier que la bande dessinée était un art intelligent, et qu’une revue de bande dessinée pouvait avoir un propos, être pointue, avoir une valeur - comme n’importe quelle autre forme artistique. Si ce projet n’a pas vu le jour, l’impulsion première est restée et s’est nourrie du contexte politique et social de la France de 2015, marquée par des attentats et, d'après Juliette Mancini, « un président de gauche qui n’arrivait pas du tout à suivre une politique de gauche » (entretien avec l'autrice du 11 septembre 2023). Les deux fondatrices se demandent alors comment penser une revue qui pose des questions, prend du recul et nourrit différemment l’approche critique que l’on peut avoir de ce qui traverse notre époque, dans une forme non documentaire. Pour échapper, peut-être, à une étiquette d’engagement politique trop pesante (même si les éditrices assument et revendiquent les orientations féministe et anti-raciste de leur revue), le principe choisi va être l’absence de thématique : chaque numéro est construit à partir de la matière première fournie par ses contributeurices, sans commande, sans orientation. Les textes des couvertures fonctionnent de manière indépendante, et numéro après numéro, elles constituent un chapelet de comptines de harcèlement, autant de plages dessinées et écrites des dominations contemporaines.
Couverture Bien, Monsieur. n°2 hiver 2016
Le choix de faire un fanzine permet aussi aux éditrices de garder une certaine liberté de ton et de fonctionnement. Cependant, très attentives au choix du papier et des couleurs - elles viennent du graphisme, avec une pratique d’illustration pour l’une et de vidéo pour l’autre - Juliette Mancini et Elsa Abderhamani s’attachent à fabriquer « un bel objet ». Pour imprimer le premier numéro, monochrome à l’intérieur, elles font appel à une petite maison d’impression spécialisée en risographie, située à Buissard dans les Hautes-Alpes et tenue par Bettina Henni et Alexis Beauclair, Papier machine (ils fabriqueront les trois premiers numéros), puis à Riso Presto (Paris) pour les numéros 4 à 7. C’est penser une autre économie de la couleur : il y en aura peu mais elles seront belles, et chaque numéro aura sa palette, choisie dans un nuancier en amont. Ayant trouvé un équilibre financier stable - même si elles ne se rémunèrent pas - Juliette Mancini et Elsa Abderhamani peuvent à partir du numéro 8 sorti à l’automne-hiver 2017-2018 développer une bichromie chez Escourbiac en offset, offrant aussi aux auteurices un ingrédient supplémentaire pour penser les équilibres de formes et de traits de leurs histoires. Dans un entretien avec l'autrice en date du 29 janvier 2024, Juliette Mancini témoigne avoir travaillé avec Fidèle, pour imprimer des posters, cartes postales et le numéro Épilogue.
Juliette Mancini, « Incognito ». Bien, Monsieur. n°9, printemps-été 2018.
3. Arythmies
Le rythme de parution est décroissant comme l’a relevé Maël Rannou ; après un objectif de quatre numéros par an, la revue passe à deux numéros annuels, tout en s’étoffant en nombre de pages grâce au soutien financier du Centre National du Livre. La pression reste importante : « Créer la revue et se fixer des temps de publication, c’était aussi pour se forcer à écrire des choses. (…) Je n’étais pas sûre de ce que j’avais à raconter, et si j’avais des choses à raconter », rappelle Juliette Mancini. Une lecture de tous les numéros permet de saisir les logiques propres à chaque auteurice, dont certaines sont des « régulières ». Au fil des numéros, on observe ainsi la constitution d’ensembles, de séries. Dans « Ni force ni taille » par exemple, Lison Ferné a raconté, sur neuf numéros, une « histoire des femmes » qui est celle d’une libération du joug des hommes. Elsa Abderhamani explore de grandes questions posées par notre monde en s’attachant à une histoire des espèces en quatre épisodes (« Domestiques »), puis une fable sur la mer en trois volets (« Réserves », « Risques » et « Privilèges »), avant de saisir des sujets variés, dans une approche presque abstraite de ses sujets. Juliette Mancini imagine la vie d’un président (de la République), dont elle suit (construit) les déboires dans une forme de correspondance décalée et drolatique avec l’actualité. Dans le dernier épisode, intitulé « Incognito », le président tente une ultime mue pour retrouver le pouvoir - sans succès. « Dans ma tête, je n’avais pas l’impression de faire vraiment un feuilleton », se remémore Juliette Mancini. « C’est sûr qu’il y a un personnage récurrent, il y a le président qui dans les premières histoires est une plante en pot et puis après un visage plutôt humain, et clairement, c’était un sujet… (…) Mais les histoires que j’écrivais étaient ce qui m’intéressait à ce moment-là, il y a eu beaucoup de choses sur la politique et puis après sur la dépression. » Sur les quatre derniers numéros, Juliette Mancini développe en effet une autre série, qui commence par « Self service », sur le corps de la femme appréhendé comme la propriété de tous, et se poursuit avec « Reboot », « Regardez! » sur un peintre qui cherche le regard, et « Emancipation ». Dans un mail écrit à l'autrice le 24 janvier 2024, Juliette Mancini dit associer ce changement « de personnages et [de] sujets d’histoires à partir du 10 » au « travail que j'ai développé de mon côté (notamment Éveils [publié en 2021 chez Atrabile, ndlr]) [qui] m’a emmenée ailleurs. J’ai eu envie d’explorer d’autres sujets et formes narratives. J’étais beaucoup plus prise par mes projets personnels, des envies de tester des outils différents et aussi de raconter des histoires moins directement politiques. (…) Imaginer des histoires politiques mais décentrées de la ‘vie politique’ était plus stimulant. »
Elsa Abderhamani, « À l’abri », Bien, Monsieur. n°8 automne-hiver 2017-2018.
4. Explosion finale
Sept ans après sa naissance, en 2022, Bien, Monsieur. s’arrête. Comme beaucoup des belles aventures collectives, chacun repart à un moment vers des tracés plus personnels. Mais nous, lecteurices, sommes déjà nostalgiques de l’insouciance inquiète et de la délicatesse cinglante de cette revue. C’est peut-être pour cela qu’il fallait enrayer sa disparition; car en mémoire, demeurent une empreinte colorée, comme la trace d’une lumière, et la justesse ciselée des textes.
Lucas Ferrero, Affiche. Bien, Monsieur. n°14, page 16, hiver 2022.
Pour aller plus loin
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