Bien Monsieur 1/2 - itinéraire d'un fanzine irrévérent
Juliette Mancini et Elsa Abderhamani se rencontrent lors de leurs études supérieures à l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués Duperré (ESAA Duperré). Si cette école d’art a vu passer quelques auteurices de bande dessinée[1], elle n’a pas l’image marquée des Arts déco de Strasbourg, de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles ou de l’Ecole Européenne Supérieure de l'Image d’Angoulême (EESI). De fait, les deux camarades ne sont pas dans des cursus de BD mais pour la première en graphisme et pour la seconde, en communication. Après l’obtention de leur diplôme en 2014[2], elles cherchent un canal d'expression et décident de lancer un fanzine, avec l’habituelle énergie qui meut ce genre de proposition : trouver un espace à soi pour publier et dire au monde ce qui semble manquer.
Juliette Mancini, "Adieu", Bien monsieur n°14, 2023
Un collectif expérimental
Dès l’origine le projet est collectif, le premier numéro a même des accents oubapiens, avec une direction bicéphale et une invitation à deux auteurs, également passés par Duperré, Timothée Gouraud et Pierre Mortel. La proposition est donc paritaire, mais dirigée par deux femmes, ce qui laissera souvent à des commentateurs l’impression d’une revue d’autrices. Une impression renforcée par le titre choisi, « Bien, monsieur. », qui évoque nécessairement un rapport patriarcal mais embrasse d’autres oppressions. Comme l’indique Abdherhamani, ce titre où la virgule à son sens, porte un fanzine « féministe », mais aussi critique envers « toutes les formes d’abus de pouvoir[3] ». Il évoque certes la domination d’une femme par un homme mais aussi de l’ouvrier par le patron, de l’étranger subissant l’oppression raciste. Englobant toutes les dominations, parfois croisées, c’est un projet frontalement politique et intersectionnel[4]. L’originalité tient au caractère plastique du fanzine et sa ligne : dans Bien, monsieur. tout sujet de société peut être abordé, mais surtout pensé sous des formes diverses de bande dessinée (de l’humour-caricature à la poésie visuelle en passant par l’adaptation d’un texte de l’économiste Serge Latouche ou du Droit à la paresse de Paul Lafargue), de fiction ou d'autobiographie.
Avec ce parti pris expérimental affirmé face à une BD du réel en plein essor, un financement participatif est lancé et se termine en juillet 2015 avec un résultat qui culmine à plus du double de la somme qui a été demandée[5] : 2606 €, une fortune pour un fanzine, mais pas grand-chose pour pouvoir lancer une structure éditoriale. En septembre le premier numéro sort, tout en risographie, une technique d’impression qui est redécouverte par les éditeurs de fanzines depuis quelques années et a envahi les publications[6]. Les éditrices savent cependant en exploiter les contraintes graphiques et offrent un objet assez modeste mais visuellement marquant. Broché et imprimé en deux couleurs (sans noir), avec son sommaire/édito en milieu de fanzine, il propose en quatrième de couverture un long texte violent auquel répond le titre. Cette formule, utilisée jusqu’à la fin du fanzine, est d’une puissante efficacité.
Elsa Abderhamani, "Éteinte", Bien monsieur n°11, 2019
Trimestriel, Bien, monsieur. s’impose par sa régularité, assez rare dans le fanzinat. Avec six numéros parus en décembre 2016, le titre se fait une place dans l’écosystème du fanzine, malgré les dires des éditrices qui indiquent ne pas en connaître les codes. De fait, cet espace est souvent monopolisé par des élèves d’écoles habitué·es à l’autoédition[7] et, si la chose est de moins en moins vraie, encore massivement masculins et blancs[8]. À partir du n° 5, après un an de parution, le fanzine s’ouvre à d’autres contributeurices : Lison Ferné et Frédéric Mancini d’abord, Charlotte Melly et Lucas Ferrero au numéro suivant… Ce dernier est aussi au sommaire des premiers Novland, fanzine créé également créé en 2015, dont chaque numéro explore un champ de la société capitaliste. D’autres contributeurices du zine participent par la suite à Bien, monsieur., dont Novland semble une revue sœur par ses convergences d’auteurices, tout comme sa ligne politique affirmée. Si les sommaires s’étoffent, la parution s’estompe : le n° 7 paraît en juin 2017 et annonce le passage au semestriel. La critique n’en tient pas rigueur puisque le numéro d’automne reçoit le « Fauve de la bande dessinée alternative » à Angoulême 2018, sans doute la récompense européenne la plus importante pour un fanzine, d’autant plus qu’il s’agissait de la première année où il était doté d’une bourse par le Syndicat des Éditeurs Alternatifs (SEA).
Vers la revue
Au-delà du prix, ce n° 8 est pivot. Il fait suite à une résidence des deux autrices-éditrices, accueillies en collectif à la Maison des auteurs d’Angoulême, et contient de nombreux changements formels. La risographie laisse place à l’offset, le tirage et la pagination augmentent et les nouvelles signatures renversent l’équilibre initial – en plus des précédentes on y trouve Orianne Lassus et Jochen Gerner. Ces évolutions dénotent d’une place de plus en plus reconnue dans le domaine de la bande dessinée alternative, avec une sociabilité d’auteurices qui s’affirme : si Gerner ne participe qu’à un autre numéro (n° 11, printemps 2019), c’est un auteur renommé. Il s’agit là d’une pratique classique des fanzines, qui témoigne d’un dialogue entre générations, mais qui restera pour Bien, Monsieur. assez marginale. Lassus a pour sa part publié chez Arbitraire, fanzine anciennement primé devenu éditeur, et est par ailleurs un pilier du magazine pour enfant Biscoto, qui assume également une ligne éditoriale féministe, anti-raciste, non validiste et contre toutes formes d’oppressions. Biscoto est d’ailleurs la revue qui a reçu le Fauve de la bande dessinée alternative l’année précédente, et siège dans le jury qui remet le prix à Bien, Monsieur. Quelques mois plus tard, dans son n° 62 de septembre 2018, le journal accueille, comme un spin-off, la rubrique « Bien, madame. », où Elsa Abderhamani et Juliette Mancini alternent pour proposer une demi-page dans le même ton que leur fanzine, mais pour les enfants[9].
Cette rubrique témoigne de manière particulièrement exemplaire de la façon dont Bien, monsieur. est désormais intégré à son champ. Sans détailler toute la liste des auteurices qui s’y succèdent notons les noms de Raphaëlle Macaron (publiée dans Samandal) et Yoann Constantin (un auteur central de Turkey Comix et des éditions The Hoochie Coochie), qui entrent au n° 9 (printemps 2018) et s’installent. Flore Chemin et Benoît Préteseille participent à partir du n° 10 (automne 2018), les autres contributeurices sont plus épisodiques, mais indiquent encore ces circulations – Thomas Gosselin, auteur publiant dans divers fanzines et chez divers éditeurs alternatifs depuis plus d’une décennie et Yannis La Macchia, éditeur chez Hécatombe, sont ainsi du n° 12 (automne 2019). Face à une émulation qui semble de plus en plus vive, le fanzine désormais revue (il est distribué en librairie et le mot « revue » est inscrit dans la racine de son site), vit cependant une possible crise de croissance.
Raphaëlle Macaron, "Steack", Bien monsieur n° 10, 2018-2019
Raphaëlle Macaron, "Steack", Bien Monsieur n°10, 2018-2019
Cinq ans d’existence, c’est déjà long pour un fanzine dont l’économie reste bénévole avant tout. Les éditrices semblent avoir des vues divergentes sur la suite de la revue. Alors que Juliette Mancini développe fortement sa pratique de la bande dessinée et publie des albums chez des éditeurs professionnels tel Éveils chez Atrabile en 2021, Elsa Abdherhamani creuse davantage les questions de l’art visuel, qu’il s’agisse de vidéo, d’expositions ou d’illustrations, et ne publie de bande dessinée que dans Bien, monsieur., Biscoto, ou quelques fanzines accompagnant des résidences. Toutefois, le Bien, monsieur. n° 13 paraît à l’automne 2020, en retard à cause d’une pandémie mondiale, excuse bien compréhensible. Dans l’édito aucune baisse de régime ne se fait sentir et le texte salue « Le plus gros et le plus scintillant numéro qu’on ait jamais fait », n’hésitant pas à ajouter que « [d]ans cette période complexe et désolante, plus rien ne nous arrête. » Le bref texte se termine par un rappel du site et un appel à l’abonnement. Il ne s’y trouve donc pas, comme dans certains fanzines après plusieurs années, de constat de lassitude ou d’au revoir. Au contraire, il foisonne de nouveaux artistes, certaines signatures apparaissant quasiment pour la première fois sur la scène (Merieme Mesfioui, Jul Quanouai). Il s’agit pourtant bien du dernier numéro, du moins dans le format original.
Tirer sa révérence
Le festival d’Angoulême 2021 annulé à nouveau, est un coup dur pour les plus petit·es éditeurices qui s’appuient fortement sur les ventes directes. Bien, monsieur. se retrouve toutefois sur diverses tables de salons, mais le n° 14 se fait attendre. La rubrique « Bien, madame » s’arrête au n° 102 de Biscoto (mars 2022), puis une publicité paraît en septembre 2022 sur Instagram apportant une triste nouvelle : « Méga promo avant numéro d’adieu[10] ». Ce numéro « épilogue », orchestré par Juliette Mancini sort en novembre suivant. Sa forme, explosée, est celle d’affiches, une par auteurice, semblant revenir à un premier mode d’expression politique dans l’espace public. Sur chacune des grandes pages, on retrouve toutes les plumes récurrentes, mais certaines n’ayant participé qu’à un numéro : Yannis La Macchia, Thomas Gosselin, Adèle Verlinden, Violaine Leroy… montrant qu’elles auraient pu devenir des régulières. Une absence est cependant criante : celle d’Abderhamani, qui a alors déjà fait une croix sur le projet. Dans ce dernier numéro, hors-série, dont le format ressemble à une clameur, la majorité des contributions sont des illustrations, une autre différence fondamentale avec ce qu’a toujours été Bien, monsieur. Une manière de conclure tout en marquant une inflexion. « Adieu » dit le texte final, toujours percutant. On y lit un adieu collectif, qui se veut festif, se refusant à terminer sur un non-dit, un adieu en grand, à mettre sur tous les murs.
Les auteurices de Bien, monsieur. (14 désigne ici le numéro épilogue) :
Elsa Abderhamani (1-13), Juliette Mancini (1-14), Timothée Gouraud (1-4, 6, 8, 11, 14), Pierre Mortel (1-4, 6, 8, 11, 14), Lison Ferné (5-9, 11, 14), Charlotte Melly (6, 8, 11, 14), Frédéric Mancini (5, 7-10, 12), 14, Lucas Ferrero (7-14), Jochen Gerner (8, 11), Yoann Constantin (9-14), Oriane Lassus (8-10), Raphaëlle Macaron (9-11), Thomas Mathieu (9-10), Flore Chemin (10, 12-14), Benoît Préteseille (10-13), Hélène Aldeguer (12-14), Thomas Gosselin (12, 14), Yannis La Macchia (12, 14), Killian Pelletier (12-14), David Adrien (13-14), Violaine Leroy (13-14) Merieme Mesfioui (13), Delphine Panique (13), Jul Quanouai (13), Adèle Verlinden (13-14)
Couverture du numéro épilogue n°14 de Bien Monsieur, 2022-2023
Pour aller plus loin
Lire le deuxième article
[1] Dont Gotlib, F'murr et Annie Goetzinger ou, plus récemment, David B., Samplerman ou Léo Quiévreux
[2] Et une petite visibilité pour Mancini qui obtient le 2e prix jeunes talents du FIBD, que reçoit d’ailleurs Abderhamani en 2016.
[3] Maison de la Culture d’Amiens, « Elsa Abderhamani est à la Maison ! Peux-tu nous parler de la revue “Bien, Monsieur” ? », 12 avril 2021, en ligne : https://youtu.be/ZBSmJgBxxsU?si=PnUwJKFwv4bL-4Xu
[4] La politique est au cœur de nombreux projets de fanzine et du fait même de l’autoproduction. Mais cette aspiration, très présente dans les années 1970, a été nettement moins présente dans le fandom de bande dessinée, tourné soit vers la documentation du milieu, soit vers la création pure et souvent uniquement à but esthétique. La chose est nettement moins vraie aujourd’hui et un tournant s’est fait sentir à partir de 2010, dont Bien, Monsieur est l’une des incarnations
[5] On peut toujours consulter la page sur Ulule, et notamment observer la manière dont le projet se présente : https://fr.ulule.com/trimestriel-bienmonsieur
[6] Cette technique d’impression a notamment fait la notoriété de la revue Lagon, comme l’explique Cathia Engelbach en 2016 : https://www.lemonde.fr/blog/bandedessinee/2016/01/30/de-la-bd-couche-apres-couche/
[7] Marius Chapuis, « Vachement “Bien, Monsieur” », Libération, 7 décembre 2018, en ligne : https://www.liberation.fr/images/2018/12/07/vachement-bien-monsieur_1696662/
[8] Si elle parle plus largement du monde de l’édition de bande dessinée et des festivals, on peut lire à ce propos cet entretien que l’auteur a réalisé avec Elsa Abderhamani réalisée en septembre 2017 : https://maelrannou.fr/envrac/?p=259
[9] La rubrique remplace d’ailleurs « QuiQueC’Est-ceDonc », une demi-page de Benoît Preteseille faisant le portrait de femmes invisibilisées. Préteseille laisse donc la place à des concernées, tout en proposant une autre rubrique à Biscoto et en participant à Bien, monsieur, montrant bien que la chose se fait de manière concertée.
[10] Compte Instagram de Bien, monsieur, 22 septembre 2022 : https://www.instagram.com/p/CizgdGTMm6Q