Bédéphilie télévisuelle
[Avril 2024]
La télévision des années 1960 relaie et amplifie la construction du regard bédéphile.
L’émission de Francis Lacassin et Jean-Claude Romer « Les mille et un héros de la bande dessinée », diffusé par l’ORTF, est symptomatique à cet égard des partis pris de la première bédéphilie : fascination pour la BD américaine (et thèse de l’origine américaine), apologie de « l’âge d’or », mise en valeur des librairies spécialisées, et accent mis sur les amateurs éclairés et des figures éminentes du monde intellectuel et médiatique qui disent leur intérêt pour la bande dessinée : on est bien là dans une entreprise de légitimation par les publics. Mais on y retrouve également une approche marquée par des formes de sociologie de bazar (dans l’épisode sur les super-héros, les « supermen » sont ainsi censés aider « l’Américain moyen à supporter son mal de vivre ») et un sexisme exacerbé (Wonder Woman est ainsi qualifiée de « très peu féminine […], très froide […], un brave homme qui se déguise en femme »).
Images des génériques des émissions "Les 1001 héros de la bande dessinée" (1960) et "Tac au tac" (1972)
Cette curiosité, en retour, est abondamment disséquée par les bédéphiles qui s’empressent de relayer chacune des apparitions à l’écran de la bande dessinée. Le Groupe d’études et de littératures dessinées (GELD, branche suisse du Club des bandes dessinées) va même jusqu’à imprimer dans un fascicule le verbatim de toute une émission consacrée par la RTS, la Radio Télévision Suisse, à la BD : « Les bandes dessinées, antichambre de la culture » (13 septembre 1966).
De gauche à droite : Neal Adams, Jean Frapat, Jean Giraud et Joe Kubert dans "Tac au Tac", 1972
Disponible sur le site de l'INA
Mais la télévision ne se contente pas de couvrir l’émergence d’une bédéphilie : elle trouve dans la BD un répertoire formel régulièrement convoqué, et dont le point d’aboutissement est « Tac au Tac », l’émission de joutes graphiques lancée par le service de la recherche en 1969, dans laquelle des auteurs improvisent et se répondent par le dessin. Face à la lourdeur formelle de la télévision des années 1960, la bande dessinée, creuset traditionnel des arts visuels, sert de modèle pour élaborer un langage moderne. En retour, les dessinateurs de BD trouvent dans leurs passages télévisuels un moyen de reconnaissance inédit, mais aussi un nouveau motif de mise en spectacle du dessin.
Phénix n° 21, page 49, 1972
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