Bande dessinée et art brut : explorer les hors champs de la BD
L’exposition « Art brut et bande dessinée » qui s’est achevée fin février 2023 à Lausanne aurait dû coïncider avec le festival BDFil, attirant un public dense de curieux de bande dessinée. Le festival 2022 ayant été décalé, l’exposition s’est retrouvée cantonnée à un public plus restreint d’amateurs d’art brut. C’est d’autant plus regrettable que l’exposition « Art brut et bande dessinée » est assurément la meilleure exposition de bande dessinée qu’il m’ait été donné de voir depuis très longtemps.
Aux manettes, Erwin Dejasse, qui travaille de longue date sur ces questions – il avait d’ailleurs coordonné en 2010 un dossier « bande dessinée et art brut » pour la revue Neuvième Art. Chercheur et enseignant, il anime de longue date un atelier de création pour personnes porteuses d’un handicap mental, et œuvre au développement d’un lieu d’exposition et de conservation pour ce type d’œuvres.
De l’intitulé délibérément simple retenu pour l’exposition, on aurait pu craindre une approche simplement associative – la première grande exposition de bande dessinée procédait de la sorte : Bande dessinée et figuration narrative – la bande dessinée d’un coté, la figuration narrative de l’autre. On aurait ainsi pu craindre une opposition entre deux formes que tant semble séparer : d’un côté une pratique sans contrainte, renvoyant à la solitude et à l’intimité de l’artiste et, de l’autre, un média de masse encadré par des codes et permis par des savoir-faire précis. C’est tout l’intérêt de l’exposition que de déconstruire ce faux antagonisme.
Car loin d’une simple association, l’exposition interroge à la fois la manière dont certains artistes ont pu, dans le champ de l’art brut, s’emparer de formes et de techniques propres à la narration en images, et ce que Jean-Christophe Menu qualifiait de « hors-champ » de la bande dessinée.
L’exposition interroge ainsi de façon magistrale l’histoire de la bande dessinée, « en n’envisageant plus la bande dessinée à partir de ses formes canoniques, mais en interrogeant la manière dont ces formes se sont constituées » (Dejasse, catalogue, p. 11). Ainsi Erwin Dejasse rappelle-t-il, de façon frappante, que l’ouvrage de synthèse publié en 1975 par le spécialiste d’art brut Michel Thévoz incorpore Rodolphe Töpffer. Sans l’assimiler à l’art brut, Thévoz « souligne la défiance de Töpffer vis-à-vis des dogmes de l’art de son époque et, par opposition, son attrait pour des productions alors jugées sans valeur esthétique, comme les graffiti ou les dessins d’enfants – des centres d’intérêt qui seront aussi, un siècle plus tard, ceux de Jean Dubuffet » (Dejasse p. 12).
Ainsi par exemple de la bande dessinée autobiographique. Les trois dernières décennies ont été marquées par l’explosion du nombre d’autobiographies dessinées qui, à la suite du Maus de Spiegelman, ont exploré les traumatismes et l’expression intérieure des angoisses et du dévoilement. Or de nombreuses créations exposées à Lausanne s’inscrivaient dans cette perspective d’une création guidée par une « nécessité intérieure », et esquissent d’autres filiations insoupçonnées. Le travail de Jean-Jacques Liabeuf est ainsi tout à fait fascinant.
Ouvrier cordonnier d’origine modeste, Liabeuf tombe amoureux d’une prostituée et est condamné à tort pour proxénétisme en 1910. À sa sortie de prison, il décide de se venger en attaquant des policiers à Paris. Bilan : un policier tué, quatre blessés. Cette affaire défraye la chronique et suscite un véritable émoi populaire. Condamné à mort, Liabeuf remet à son avocat, alors qu’on vient le chercher à l’aube pour le mener à l’échafaud, une liasse de dessins. Réalisées en détention, ces pages offrent un témoignage unique sur le fonctionnement de la justice dans la France de la Belle Époque.
De même, Peter Mikolajewski, né en 1885 à Poznan. Menant une vie d’errance, il voyage en Allemagne et en France, et alterne condamnations pour vagabondage et séjours en hôpital psychiatrique. Milolajewski décide de s’emparer de sa propre vie comme sujet : il raconte les mauvais traitements reçus en institutions médicale, une expérience dans la Légion étrangère…
Erwin Dejasse montre ainsi comment « l’érosion progressive des frontières » (titre de la rubrique animée par Menu et Rosset dans L’Éprouvette), initiée par les alternatifs, a pu contribuer à redéfinir l’histoire de la bande dessinée, à en élargir les corpus – en facilitant ces « annexions rétroactives » de ces œuvres à des généalogies de formes du récit graphique de soi.
L’autre intérêt de cette exposition – qui n’en manquait pas – est de pointer la force visuelle de la bande dessinée, et de la manière dont ses codes résonnent dans d’autres pratiques artistiques. Ainsi Alfons Frenkl, dont ne subsiste qu’une dizaine de dessins de très petit format datés de 1906, s’inspirait de la revue satirique allemande Fliegende Blätter ; les rouleaux d’Henry Darger témoignent également de la force médiatique de la bande dessinée. Né en 1892, placé dans une institution pour déficients mentaux, Darger a exercé plusieurs petits boulots, notamment concierge. À sa mort, son propriétaire découvre une saga dactylographiée de 15 000 pages, accompagnée d’environ trois cents dessins souvent exécutés sur des rouleaux (dont certains mesurent jusqu’à 3,5 mètres de long !). Darger, qui conservait compulsivement les quotidiens, s’est abondamment nourri des comic strips qui y étaient publiés ; la forme même de ses rouleaux panoramiques permettrait à l’auteur de « monumentaliser » le dispositif des daily strips, selon Michael Moon [1]. Cette double approche à la fois d’expérimentation formelle et de remémoration monumentalisée n’est peut-être pas étranger à l’intérêt de Spiegelman et Mouly, qui publièrent dans Raw un article consacré à Darger, « Janitor or Genius », accompagné de reproductions de ses peintures et d’extrait de son maître-roman, L’Histoire des Vivian Girls dans ce que l’on appelle les Royaumes de l’Irréel, ou la Tempête guerrière Glandeco-Angelinienne, causée par la Révolte des Enfants Esclaves.
Autre exemple peut-être plus frappant encore : le travail de Jean Leclercq, qui intégra en 2008 La « S » Grand Atelier, lieu de création pour artistes porteurs d’un handicap mental situé dans les Ardennes belges. Ses créations s’inspirent pour l’essentiel de cases de bande dessinée qu’il redessine en grand format et colorie à la gouache. Son œuvre met en pratique de façon extrêmement frappante la notion de « case mémorable » proposée par Pierre Sterckx. En réinterprétant des scènes empruntées aux grands classiques de la bande dessinée franco-belge et américaine, Leclercq pourrait faire penser à Lichtenstein. Mais, comme l’observe Dejasse, « il n’y a pas ici la moindre once d’ironie ou d’ambiguïté » (p. 22), et la bande dessinée y conserve sa « part d’enfance » chère à Jean-Christophe Menu.
À l’inverse, le travail de Liabeuf témoigne de la force d’attraction du modèle visuel de l’image d’Épinal, format culturellement très puissant à l’époque – tout comme, en 1906, les quelques dessins conservés d’Alfons Frenkl disent la puissance, en Allemagne, du modèle des Fliegende Blätter.
Je parlais de cette exposition comme d’une des meilleures expositions de bande dessinée. Les expositions de bande dessinée sont en effet prises dans une tension, a priori insolubles, entre le flot de la lecture et le dispositif d’exposition qui fragmente, met en lumière et offre à la contemplation. Or ici, la question de l’exposition se pose très différemment : exhumant des œuvres jamais conçues pour être montrées, des œuvres-mondes tentaculaires (comme le travail de Michael Golz, 8 classeurs de 2800 pages décrivant l’univers d’Athosland), ou au contraire des œuvres vouées à être exposées, la matérialité des œuvres y est d’un intérêt immédiat que ce soit dans leurs dimensions, dans les matériaux utilisés, dans les instruments de travail, tout cela témoigne d’une très grande liberté qui, en retour, interroge les cadres conventionnels de la bande dessinée.
L’exposition rassemble les travaux d’une trentaine d’artistes de sensibilités très différentes. Si certains s’inscrivent explicitement dans un dialogue avec la bande dessinée, ou en anticipent les formes de manière frappante (ainsi de Frank Johnson, qui élabore pour son seul intérêt une forme de saga trash aux accents très underground avec plusieurs décennies d’avance), d’autres entretiennent un rapport plus lointain. Erwin Dejasse montre, de façon convaincante, comment certaines formes – notamment issues des collections permanentes du musée d’Art brut de Lausanne – peuvent relever du périmètre des narrations graphiques. Les compositions géométriques de Luigi Brunetti constituent, à cet égard, un chaînon manquant particulièrement intéressant entre l’art du vitrail, voire de la tapisserie, et du récit en images.
De l’évident au cryptique, du dessin ligne claire au fouillis rageur, de la réinterprétation de classiques à l’exploration de traumatismes individuels ou collectifs, d’œuvres réalisées sur toiles à des univers tentaculaires emmagasinés dans des classeurs : le corpus exhumé par Erwin Dejasse est d’une richesse inouïe, et démontre tout l’intérêt qu’il y a à explorer les hors-champs de la bande dessinée.
L’exposition n’a assurément pas reçu tout le public qu’elle méritait. Il reste le catalogue, malheureusement épuisé sur le site de l’éditeur… L’une et l’autre constituent de formidables invitations à abattre les cloisons du monde de la bande dessinée. Un seul regret : passé une solide introduction théorique, le parcours que propose le catalogue dans les œuvres exposées est strictement alphabétique, et ne restitue donc guère la formidable richesse du parcours formel que proposait l’exposition.
Pour prolonger : Le beau catalogue de l’exposition, malheureusement signalé comme épuisé par Atrabile...
[1] Michael Moon, Darger’s Resources, Durham, Duke University Press, 2012, p. 95.