authenticité narrative et maladies de la recherche
[Avril 2020]
Mark Singer, Breaking the frames. Populism and prestige in Comics Studies, The University of Texas Press, 2019.
Cet essai constitue moins un livre sur la bande dessinée qu’un livre sur l’état de la recherche à propos de la bande dessinée. C’est livre méta, qui porte sur les discours plutôt que sur les œuvres.
Mark Singer porte un jugement très sévère sur l’état de la recherche, n’hésitant pas réfuter sans ménagement les travaux de ses collègues ainsi que les positions défendues par des auteurs aussi consacrés qu’Art Spiegelman et Chris Ware. De façon générale, il estime que beaucoup de chercheurs sont mal informés et semblent tenir pour acquis que, puisque la bande dessinée est un art populaire, elle ne demanderait pas la rigueur d’une attention critique soutenue.
Il en résulte un certain nombre de faiblesses récurrentes dans leurs travaux, énumérés à la page 11, notamment :
— La construction de hiérarchies de goût élitistes ;
— La condamnation (antiélitiste) de l’exercice du jugement critique ;
— L’abandon des standards et des usages de la recherche académique ;
— L’ignorance ou la mésinterprétation des travaux des autres chercheurs ;
— Le fait de fonder toute son analyse en référence à un seul théoricien ou à une seule théorie ;
— L’application de la théorie pour valider des conclusions connues d’avance.
Singer pense que ces problèmes entachent la crédibilité même de la bande dessinée comme art. C’est pourquoi il voudrait réformer les pratiques ayant trop souvent cours dans le monde académique états-unien.
Je laisse à chacun le soin de juger dans quelle mesure la pertinence de certaine des critiques formulées par Singer peut s’étendre à la production théorique de langue française [1]. Il est certain que le contexte dans lequel les chercheurs travaillent est assez sensiblement différent de part et d’autre de l’Atlantique, serait-ce seulement parce que, pour un Américain, les Comics Studies s’inscrivent dans le cadre plus large des Cultural Studies, comme l’a justement pointé Nicolas Labarre [2].
Singer observe qu’après une période où la recherche s’est focalisée sur les seuls comics de super-héros, une autre période s’est ouverte quand les chercheurs issus des filières littéraires se sont mis à étudier de façon privilégiée les comics autobiographiques, historiques, les BD-reportages et ce qu’il nomme les « fictions réalistes » (cf. infra). Mais il déplore, à juste titre, que l’écrasante majorité des travaux soient consacrés, encore et encore, aux sempiternelles mêmes œuvres entrées dans le canon : Maus, Persepolis, et les ouvrages de Bechdel, Ware ou Sacco.
Il est, dès lors, assez curieux que, passée l’introduction, son livre soit divisé en deux parties, l’une dédiée aux superhéros, l’autre à cette « nouvelle bande dessinée », avec trois chapitres sur… Marjane Satrapi, Chris Ware, et la bande dessinée historique Nat Turner, de l’auteur noir américain Kyle Baker. Singer paraît reproduire précisément la focalisation qu’il dénonce. Il s’en justifie en expliquant que son livre se veut précisément le reflet de l’état de la scholarship.
Nicolas Labarre a remarqué que le chapitre consacré à Chris Ware « fonctionne plus comme une lecture de Ware lui-même que de ses critiques et fait par conséquent peu pour l’argument général de Breaking the Frames ». C’est parfaitement exact, mais, bien que périphérique par rapport au fond du propos de Singer, ce n’en est pas moins ce chapitre qui a le plus retenu mon attention. L’auteur de Jimmy Corrigan, Building Stories et Rusty Brown (à paraître en édition française à la fin de cette année) est interpellé à la fois sur son travail d’auteur et sur la vision de la bande dessinée contemporaine qu’il a défendue en tant qu’éditeur de deux anthologies, Best American Comics 2007 et le numéro 13 du trimestriel littéraire McSweeney’s Quarterly en 2004. Singer observe que Ware privilégie, dans ses choix d’éditeur, la fiction réaliste et la bande dessinée autobiographique au détriment de tous les autres genres (notamment les plus populaires, comme la fantasy, l’humour, l’aventure dans toutes ses déclinaisons), proposant ainsi une vision quelque peu réductrice de la création contemporaine. Ce sont les formes d’écriture « conventionnellement littéraires » qui sont favorisées, comme si la bande dessinée pour être prise au sérieux, devait marquer ses distances avec ses formes traditionnelles et promouvoir seulement ce qui ressortit au littéraire, au textuel, au réalisme.
On pourrait facilement lui objecter que l’on attend précisément d’un éditeur invité, non qu’il se réclame d’une objectivité par ailleurs introuvable et qu’il s’efforce de « refléter l’entière diversité et tout le potentiel de la bande dessinée », mais au contraire qu’il procède à des choix marqués du sceau de sa personnalité. Il me semble absurde de reprocher à Ware de vouloir réunir et faire partager les bandes dessinées qui ont sa préférence.
Singer cite W.J.T. Mitchell, qui définit le réalisme comme « la capacité des images à montrer la vérité des choses », l’opposant à « l’illusionnisme, qui simule la présence des objets, des lieux et des actions » [3]. Il observe que, dans les œuvres personnelles de Chris Ware, le réalisme passe davantage par « l’authenticité narrative » que par la « vraisemblance [verisimilitude] visuelle ». Par « authenticité narrative », il faut entendre, je suppose, le réalisme des situations et, plus encore, la vérité et la profondeur des personnages. Il est parfaitement exact que les livres de Chris Ware usent d’une forme de schématisme graphique entièrement codifiée mais interrogent la condition humaine avec plus d’acuité que la plupart des bandes dessinées.
Il est un point sur lequel je partage les réserves de Singer. Comme lui, je m’étonne de l’argument avancé par Ware pour défendre des bandes dessinées d’inspiration autobiographique. Le cartoonist assure en effet que, selon lui, ce privilège accordé au récit de soi dans la bande dessinée contemporaine est « une nécessité (…) à la fois pour les artistes et le médium » car ce genre est celui qui permet d’apprendre « comment exprimer l’émotion humaine réelle » (voir notamment sa préface au volume Best American Comics 2007, p. xviii).
Une fois encore, écrivant cela, Ware oppose sans doute les récits autobiographiques aux comics mainstream. Mais on ne peut qu’être étonné de voir cet admirateur déclaré de Tolstoï et des autres grands romanciers du XIXe soutenir que, dans la fiction, les émotions manqueraient de profondeur et d’authenticité. Comme si les personnages de fiction qui ont bouleversé tant de lecteurs n’avaient pas été conçus à partir de l’expérience humaine des auteurs, comme si ceux-ci n’avaient pas été puiser dans leurs émotions les plus profondes.
Ware semble penser qu’une nouvelle génération de dessinateurs, soucieuse de démontrer la capacité de la bande dessinée à exprimer des émotions plus vraies et plus subtiles, a vu dans l’autobiographie, dans la subjectivité revendiquée du récit intime, une voie privilégiée pour y parvenir. On peut décidément trouver spécieux un raisonnement qui voudrait limiter à un genre telle ou telle possibilité ontologique du médium en tant que tel.
La fleuriste infirme et solitaire qui est le personnage focal de Building Stories n’est pas Chris Ware, elle a un corps doublement étranger au sien (par le genre et par le handicap), une autre façon d’être au monde, mais je ne dois pas être le seul à avoir été remué par ce portrait de femme. De sorte que la pratique de Ware me semble suffire à contredire les opinions qu’il professe.
Singer observe que le fait de se projeter dans un personnage fragile, peu sûr de soi, appartenant à une minorité, est conforme aux préceptes enseignés dans les ateliers d’écriture qui ont fleuri dans toutes les universités américaines. C’est bien possible, je ne saurais le confirmer. Mais quand bien même les livres de Ware seraient conformes aux formules esthétiques et aux mots d’ordre idéologiques du jour, leur réception montre qu’il a su les transcender par son génie propre.
Thierry Groensteen
[1] On pourra établir une comparaison avec les analyses avancées par Harry Morgan au sujet des discours tenus sur la bande dessinée, et les « maladies infantiles » de l’érudition qu’il dénonce, plaisamment appelées la passéite, la restrictivite, la purite, ainsi que, plus loin, deux caractéristiques de la littérature sur la BD : « une incapacité à fabriquer un discours » et « une incapacité à spécialiser les discours ». Cf. « Les discours sur la bande dessinée », Neuvième Art hors série : La bande dessinée, bien ou mal culturel, actes de l’Université d’été de la bande dessinée, Angoulême, CNBDI, juillet 2007, p. 17-30.
[2] Cf. son propre compte rendu de l’ouvrage de Singer sur le site de la Brèche, mis en ligne le 18 avril 2019 ; URL : https://brechebiblio.hypotheses.org/1349
[3] W.J.T. Mitchell, Picture Theory, The University of Chicago Press, 1994, p. 325.