après nous… le déluge ? l’œuvre de f’murrr sauvée par une dation exceptionnelle
[octobre 2022]
Payer ses frais de succession... avec des planches de bande dessinée. C’est le montage inédit qui a été trouvé pour préserver l’œuvre de Richard Peyzaret, dit F’murrr. Entretien croisé avec trois acteurs-clés de cette transmission : Elisabeth Walter et Barbara Pascarel, deux amies de F’murrr qui ont entrepris de préserver et promouvoir son œuvre, et Alexis Fournol, l’avocat qui les accompagne.
Comment transmettre le patrimoine de la bande dessinée ? Pour toute une génération d’auteurs et d’autrices, la question devient pressante. On a ainsi vu comment Albert Uderzo avait en partie anticipé le problème en faisant don, en 2011, des planches originales de trois albums d’Astérix à la Bibliothèque nationale de France (Astérix le Gaulois, 1959 ; La Serpe d’or, 1962 ; Astérix chez les Belges, 1979). Bien qu’Astérix ait toujours bénéficié d’une immense popularité, ce don a contribué à relancer l’intérêt des institutions culturelles pour la série : grande exposition à la BnF pour accompagner et valoriser le don (Astérix à la BnF ! d’octobre 2013 à janvier 2014), puis exposition Uderzo au musée Maillol en 2021 – auxquelles il faut bien sûr ajouter les expositions Goscinny au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (René Goscinny, au-delà du rire (2017-2018) ou au FIBD (René Goscinny scénariste, quel métier !, 2022).
Plus spectaculaire encore a été la démarche de François Schuiten : celui-ci est né en 1956, et reste en activité (quand Uderzo, né en 1927, s’était éloigné de longue date de la planche à dessin). En 2013, il a pourtant décidé de faire don de 80 % de ses planches originales, réparties entre la Bibliothèque nationale de France, la Fondation Roi Baudoin, la Maison Autrique, la Cité internationale de la bande dessinée d’Angoulême, le Centre belge de la bande dessinée, ainsi que le Centre de l’image de La Louvière. Sa démarche, surtout, était assez différente de celle d’Uderzo, qui visait avant tout une consécration culturelle. Schuiten, lui, choisit de « protéger ses travaux de l’usure du temps et de l’argent », afin de résoudre « tout problème de succession future et [de] s’assure[r] de la pérennité d’impressions de qualité de ses ouvrages, par-delà les évolutions technologiques », pour reprendre les termes du communiqué de son éditeur historique, Casterman.
Le décès brutal de Richard Peyzaret, plus connu sous le nom de F’murrr, ne lui a pas laissé le temps de prendre de telles précautions. La dation en paiement dont son œuvre a fait l’objet représente une étape nouvelle dans la consécration de la bande dessinée comme objet de patrimoine. En effet, depuis 1970, la procédure de la dation permet le paiement à titre exceptionnel des droits de successions par la remise à l’État de « biens culturels reconnus de haute valeur artistique ou historique », à partir d’un examen détaillé par une commission interministérielle (ministère des Finances et ministère de la Culture). Autrement dit : payer des frais de succession en nature, avec des œuvres d’art. La dation de F’murrr témoigne du cap franchi en France dans la reconnaissance du neuvième art : pour la première fois, une dation a été acceptée pour un ensemble relevant de la bande dessinée.
Entretien croisé avec trois acteurs-clés de cette transmission : Elisabeth Walter et Barbara Pascarel, deux amies de F’murrr qui ont entrepris de préserver et promouvoir son œuvre, et Alexis Fournol, l’avocat qui les accompagne.
Elisabeth Walter, Barbara Pascarel, vous avez joué un rôle décisif dans la succession de F’murrr. Comment en êtes-vous venues à jouer ce rôle ?
Elisabeth Walter : Nous nous connaissions tous les trois de longue date, depuis les années 1980- 1990. Je l’ai rencontré à mon retour du Japon en 1986 par le biais d’une amie commune, Françoise Champault, chez qui il avait fait un séjour là-bas. Notre goût commun pour la culture et l’art japonais a été notre premier lien qui s’est transformé en une longue amitié. C’est par lui que j’ai rencontré Barbara.
Barbara Pascarel : Oui, moi, je l’ai rencontré vers 1991-92 par l’intermédiaire d’un couple d’amis graveurs, Kiki et Albert Lemant, avec lequel Richard venait de réaliser de formidables estampes en taille-douce autour d’Ubu, mais aussi du Pauvre chevalier et des Aveugles. Nous partagions de nombreuses références littéraires et une vision du monde assez pataphysique qui nous a rapprochés… intimement pendant une dizaine d’année, après quoi nous sommes restés de très bons amis.
Elisabeth Walter : Nous n’habitions pas très loin les uns des autres et nous retrouvions très régulièrement. Une semaine après avoir fêté son soixante-douzième anniversaire, nous devions dîner ensemble et… il n’est pas venu. Il ne répondait pas au téléphone. Inquiets, nous sommes allés chez lui le lendemain matin (nous avions ses clefs) et l’avons retrouvé mort. Sans doute à la suite d’un arrêt cardiaque pendant son sommeil. Nous avons prévenu ses sœurs aînées qui n’habitent pas à Paris et qu’il ne voyait plus beaucoup ces dernières années.
Pour autant, c’est vous qui vous êtes retrouvées à gérer le dossier de sa succession…
Elisabeth Walter : F’murrr était locataire de son appartement, ses œuvres constituaient sa seule fortune et c’est précisément leur quantité qui engendrait des frais de succession considérables. Ses sœurs ne s’attendaient pas à ce qu’il y ait autant de dessins chez lui. Mais même pour nous, c’était une surprise quand nous ouvert les placards où tout était entreposé dans des piles d’enveloppes et de boîtes. Nous avions vu ses planches, nous savions qu’il en avait vendu quelques-unes, qu’il en avait donné à des amis proches. On ne mesurait pas à quel point il avait pour ainsi dire tout gardé ! La valeur de l’ensemble, vu l’envol des prix des planches originales, posait dès lors un problème qui compliquait sérieusement la succession. Les sœurs de Richard nous ont demandé de les accompagner dans les démarches nécessaires et par la suite nous ont désignées officiellement gérantes de l’indivision successorale.
Barbara Pascarel : Dès le début nous sommes attelées aux formalités administratives et avons commencé à rechercher notaire, commissaire priseur et autres intervenants pour le compte des deux sœurs. Nous avons choisi Me Couzigou-Suhas pour le règlement de la succession. Par la suite, lorsque notre avocat, Me Fournol a suggéré la piste de la dation, elle s’est montrée enthousiaste et a accompagné tout le processus avec efficacité. Pour la prisée du contenu de l’appartement, nous avons contacté un commissaire-priseur, Eric Dumeyniou, que Richard connaissait à travers les ventes aux enchères annuelles de l’association Droit au Logement (DAL), à laquelle il donnait des planches. L’énorme travail d’inventaire que Me Dumeyniou a effectué allait être capital pour le dossier d’offre de dation. D’autre part, Richard possédait un certain nombre d’objets asiatiques et dessinait volontiers dans une veine japonisante. Elisabeth a eu l’idée de contacter un expert en arts asiatiques qui lui a suggéré le nom d’Alexis Fournol ; à partir de là, on a commencé à travailler ensemble.
En quoi le décès de F’murrr, ou sa succession, nécessitaient-il le recours à un avocat ? Ce n’est pas très banal…
Alexis Fournol : Au lendemain du décès de Richard Peyzaret, un choix s’imposait quant à l’avenir à donner aux planches, dessins et carnets conservés par l’artiste. Le premier rôle de l’avocat est alors de proposer plusieurs solutions, de rassurer et de conseiller au mieux. Face à un patrimoine très riche en œuvres mais dépourvu de bien immobilier ou d’autres valeurs, la problématique fiscale est réelle. En effet, lorsque les premiers calculs ont été réalisés par le commissaire-priseur, la valorisation totale était proche, de mémoire, des 400 000 € pour l’ensemble du patrimoine composé …à 98 % d’œuvres ! Les droits de succession s’élevaient alors à 140 000 €...
À ce moment-là, quel était votre rapport à la bande dessinée ? Aviez-vous déjà un pied dans le milieu ?
Alexis Fournol : La bande dessinée est avant tout une passion personnelle. En termes de clientèle, mon activité concernait plutôt les auteurs vivants : j’interviens sur les négociations contractuelles avec les éditeurs, afin de renverser l’asymétrie qui existe entre auteurs et éditeurs. C’est parfois une dimension simplement pédagogique, comme expliquer aux auteurs ce à quoi ils s’engagent… J’avais travaillé sur de nombreuses successions, pas encore dans la BD, certes, mais qu’il s’agisse de mobilier, d’illustration, de peinture ou de photographie, les mécanismes sont similaires. La seule particularité de la bande dessinée, de ce point de vue, c’est le rôle des contrats d’édition signés du vivant de l’auteur : cette dimension est capitale dans la suite qu’on pourra donner à l’œuvre…
Qui étaient les héritiers de F’murrr ? Quelle a été leur réaction initiale ?
Alexis Fournol : Richard est décédé sans enfant, sans testament, sans indication aucune sur ses souhaits. Son héritage revenait ainsi à ses collatéraux, soit ici ses deux sœurs. Cette situation génère des droits de succession – ce qu’on appelle techniquement les droits de mutation – bien plus élevés. La première réaction des sœurs, qui ne sont pas fortunées non plus, a été de refuser. Elles étaient désarçonnées. Et ce d’autant plus, qu’elles auraient reçu en héritage des planches dont elles n’auraient pas forcément su quoi faire…
Barbara Pascarel : Une fois que la succession est refusée, l’ensemble peut partir chez un ou plusieurs revendeurs, être enterré en vrac dans des archives au risque d’être oublié, ou bradé aux enchères par le Domaine… L’État est libre d’en faire ce qu’il veut, notre grande crainte était la dispersion de l’œuvre, voire sa disparition.
Et vous, Maître, à quel moment êtes-vous intervenu dans le dossier ? Quelle a été votre réaction ?
Alexis Fournol : Je suis intervenu dans le dossier en mai 2018 et ai tout de suite eu le pressentiment que la seule solution pour s’en sortir était la dation. Or, la première solution initialement envisagée était celle d’une donation, qui représentait à mon sens une solution plus compliquée à mettre en œuvre.
Quelle est la différence entre une donation et une dation ?
Alexis Fournol : Une donation vient réduire l’assiette d’imposition. En reprenant notre exemple, l’assiette d’imposition était de 400 000 €, assiette sur laquelle sont calculés les droits de succession à payer. Si 200 000 € d’œuvres avaient été donnés, le nouveau calcul des droits de mutation aurait été réalisé sur les 200 000 € restants. Rien de tout cela avec une dation. En effet, face aux 140 000 € à payer, calculés sur les 400 000 euros du patrimoine, il convient de remettre à l’État au moins l’équivalent de 140 000 €, et ainsi, l’intégralité des droits de succession est réglée. Autrement dit, c’est une manière de payer un impôt en utilisant une, ou des œuvres d’art.
Mais cela suppose donc d’apprécier assez finement la valeur des pièces. Comment procède-t-on pour l’évaluer ?
Alexis Fournol : La première étape, c’est la prisée successorale : le commissaire-priseur va réaliser un travail essentiel en pointant lot par lot, sachant qu’un lot peut regrouper plusieurs dessins, planches, carnets, etc. Ensuite, il se doit d’examiner chacune des planches, identifier leur place dans l’œuvre et tenter d’en estimer la valeur potentielle la plus juste. À cette fin, il convient de prendre en référence ce qui a déjà pu être vendu du même artiste, les prix proposés en galerie, tout en pondérant à la baisse : si demain l’intégralité de l’œuvre graphique de F’murrr, comme dans tout marché, venait à être dispersée, la cote s’effondrerait. Il est donc nécessaire, d’appliquer une décote, souvent aux alentours de 30 %.
À ce moment-là, le mécanisme de la dation n’avait jamais été mis en œuvre pour la succession d’un auteur de bande dessinée. Pourquoi cette difficulté à se saisir de ce dispositif ?
Alexis Fournol : Sans doute parce que personne n’avait osé le faire ! Tous les notaires ne connaissent pas ce mécanisme ou n’imaginent pas le mettre en œuvre. Comme je viens plutôt du monde de l’art, c’est un mécanisme pour lequel un réflexe intuitif existe. Mais il y a un autre facteur qui joue, c’est l’attitude du ministère des Finances. Jusque vers 2002-2005, il n’était pas possible de faire de dation d’art contemporain : Bercy refusait. Dans la commission des dations, vous avez des représentants du ministère de la Culture et des représentants de Bercy. La difficulté, selon moi, n’était pas du côté du ministère de la Culture. C’est bien l’administration fiscale qui, en dernier ressort, juge de la manière dont elle veut percevoir sa recette fiscale !
Comment faire dans ce cadre-là pour surmonter ce verrou de Bercy ?
Alexis Fournol : Comme je l’indiquais, il y avait 140 000 € de droits de mutation à payer. J’ai convaincu les héritières de donner le plus possible : dans l’offre de dation qui a été déposée, la valorisation totale des œuvres était de 230 000 € ! C’est aussi psychologique : en quelque sorte, pour un manque de recettes à hauteur de 140 000 € non perçues par l’État, celui-ci peut recevoir un corpus très complet d’un artiste, dont la sélection des œuvres proposées a été très finement pensée. Un autre facteur qui a pu jouer réside dans le fait qu’il s’agissait d’une « petite » succession : la recette fiscale pour l’État n’était pas si importante et cela a sans doute offert plus de marge de manœuvre pour imaginer quelque chose.
Cependant, vous n’aviez aucune garantie que ce serait accepté par l’État, et en particulier, donc, par l’administration fiscale ?
Alexis Fournol : Non, en effet, c’était un pari très risqué, sans précédent en matière de BD, même si certains, dont Pierre Lungheretti, plaidaient en ce sens. La succession a donc, en parallèle, organisé avec Me Dumeyniou une vente publique à la Bellevilloise, car si la dation n’était pas acceptée, il fallait de l’argent pour rémunérer à la fois tous ceux qui avaient participé à l’aventure et surtout pour payer les droits de mutation. C’était la roue de secours ! Réaliser la vente aux enchères en amont permettait aussi de faire preuve de la bonne foi de la succession auprès de l’administration fiscale en termes de valeur des œuvres. D’autant que le dossier a mis du temps à être traité et finalisé : le dossier a été déposé en octobre 2018 et la réponse définitive donnée en février 2020…
Comment s’est faite la répartition entre ce qui partait en vente publique, et ce qui était proposé à l’État dans le cadre de la dation ?
Barbara Pascarel : Notre volonté était de réunir systématiquement les lots les plus cohérents possibles : non seulement des suites de planches, mais aussi les croquis préparatoires qui s’y rapportent, les storyboards, les mises en couleur, les différentes versions, etc., afin de permettre ensuite aux conservateurs, aux institutions, de travailler ce matériau.
Elisabeth Walter : Il importait de constituer des ensembles, par exemple pour Le Pauvre chevalier et Les Aveugles dont nous avions toutes les planches. Pour les Alpages, nous avons choisi de proposer des histoires complètes provenant de chacun des 14 albums. Nous avons fait en sorte que tous les aspects de son travail soient représentés, de la bande dessinée aux illustrations pour la presse, pour des affiches ou pour des commandes privées.
Justement, parlons des institutions destinataires : l’œuvre, une fois la dation acceptée, a été répartie entre deux établissements. Mais il a fallu là encore faire preuve d’imagination…
Elisabeth Walter : Oui, nous avons rédigé un courrier avec les deux sœurs (après la signature de la dation, car auparavant, tout contact est proscrit pour ne pas influencer la commission) destiné à faire part de leur souhait, qui restait purement indicatif. Il semblait naturel que la partie BD soit déposée au musée d’Angoulême et la partie illustration au musée Tomi Ungerer avec lequel nous avions des relations constantes, en particulier grâce à sa conservatrice Thérèse Willer, qui était très vite venue de Strasbourg pour voir les œuvres chez le commissaire-priseur. Le musée Tomi Ungerer (MTU/Centre international de l’illustration) est le seul musée de France à avoir acquis dès 2012 des dessins de F’murrr. Jean-Pierre Mercier, qui alors était encore conseiller scientifique à la CIBDI et avec qui nous avions parlé du projet, avait aussi réagi très positivement. Nous voulions que l’œuvre aboutisse dans des institutions qui s’y intéressent vraiment. Toutefois aucune de celles préconisées ne faisaient partie des établissements nationaux relevant directement de l’État (quoique toutes deux d’envergure internationale !) Mais finalement nous avons eu un appel du ministère de la Culture nous informant que nos souhaits d’affectation seraient respectés. C’était une formidable surprise pour nous tous.
Alexis Fournol : Il faut en effet comprendre que dans une dation, il existe nécessairement établissement national affectateur. De manière caricaturale, l’art ancien va au Louvre, l’art contemporain à Beaubourg. Pour la succession, c’était la Bibliothèque nationale de France. Mais il était essentiel que l’œuvre soit accueillie dans les meilleures conditions possibles pour être, ensuite, promue et valorisée. Or, une des particularités de la dation est l’impossibilité de pouvoir l’assortir de charges ou de conditions, à la différence d’une donation. Il s’agit d’une modalité de paiement direct de l’impôt. Par ailleurs, la Cité de la bande dessinée d’Angoulême n’étant pas un Musée national, elle ne pouvait pas accueillir la collection. Pas plus, d’ailleurs, que le musée Tomi Ungerer de Strasbourg. La solution trouvée par le ministère de la Culture, à la suggestion de la Succession, a donc consisté à affecter les œuvres à la BnF, puis à mettre en dépôt les œuvres relevant de la bande dessinée à la Cité d’Angoulême et les œuvres relevant davantage de l’illustration au Musée Tomi Ungerer. C’est une nouvelle fois une innovation.
On ne peut donc rien exiger une fois la dation acceptée ?
Alexis Fournol : C’est en effet le principe. Pour autant, la succession reste très vigilante sur un certain nombre de points. Il en a été ainsi pour l’estampillage. Les œuvres doivent, dans un premier temps, passer par la Réserve des livres rares de la BnF. Pour éviter les vols, la pratique consiste à placer une estampille au milieu de l’image. Cette pratique interroge au regard du droit moral. De la même manière, son apposition au centre ou de manière très visible sur tout dessin rend délicat l’utilisation du dessin original en vue d’une réédition. L’autre point de vigilance est la conciliation entre le droit d’auteur dont est investie la succession et la diffusion proposée par la BnF, notamment par le biais de Gallica.
Revenons au fond : la succession de F’murrr est la première dation de bande dessinée réalisée en France. Est-ce que cela représente un tournant dans le devenir patrimonial des œuvres, dans la reconnaissance de la valeur de la bande dessinée par les pouvoirs publics ?
Barbara Pascarel : Cette dation représente une marque de reconnaissance dont on peut être d’autant plus fier que F’murrr n’est pas une œuvre très « grand public » : ce n’est pas Giraud, ce n’est pas Franquin, Morris ou Uderzo, qui ont bâti des œuvres qui parlent à tout le monde. Évidemment, F’murrr est un repère important, il a beaucoup fait avancer la bande dessinée et influencé des auteurs très divers (je pense à Julie Doucet qui a expliqué comment les personnages féminins de F’murrr l’avaient inspirée). Mais son œuvre n’est pas forcément accessible à tous… L’univers spécial de F’murrr, son humour, son rythme, ses références restent très singuliers, et nous sommes heureux que cette œuvre-là soit distinguée, dans le cadre de cette première dation, comme une œuvre majeure.
Comment ont réagi les sœurs de F’murrr dans toute cette procédure ?
Elisabeth Walter : Pour elles, cette histoire a été une véritable aventure. Tout à coup, elles se sont retrouvées en possession d’une œuvre qui s’avérait d’une grande valeur, elles la donnaient à des musées… Grâce à elles, F’murrr entrait dans les collections nationales, intégrait le patrimoine ! Au fond, c’est aussi grâce à la dation qu’elles ont pris conscience de l’œuvre d’artiste de leur frère, qu’elles voyaient de loin comme un dessinateur de « petits mickeys », opinion encore largement répandue sur ce métier !
Une fois la dation réalisée, que faire des œuvres restantes ?
Barbara Pascarel : Nous avions deux priorités : la première, c’était de donner une forme juridique à notre action de valorisation de l’œuvre de F’murrr ; mais on voulait également se prémunir du risque d’un nouveau problème de succession… On a donc créé un fonds de dotation nommé « F’murrr au futur » donc la vocation est de promouvoir et pérenniser l’œuvre. Il peut recevoir des dons et surtout offre une sécurité aux œuvres qui lui sont données, puisqu’en cas de problème ou de dissolution, ce qui lui appartient ne peut aller qu’à un autre fonds de dotation : celui de la CIBDI, de la BnF, etc. Maintenant, les sœurs peuvent donner des œuvres au fonds de dotation F’murrr, et ça permet de les sanctuariser.
Elisabeth Walter : Nous sommes proches d’amis de Richard qui possèdent des œuvres de lui : le fonds de dotation a aussi vocation à recueillir celles qu’ils voudraient donner… Barbara et moi avons d’ailleurs commencé à montrer l’exemple en donnant quelques-uns des dessins qu’il nous avait offerts.
En quoi ce fonds de dotation offre-t-il des possibilités de valorisation de l’œuvre ?
Barbara Pascarel : Par rapport à des éditeurs, à des institutions culturelles, à des mécènes éventuels, le fonds de dotation offre une structure plus lisible, et fait de nous des interlocuteurs légitimes. L’un des enjeux est de rééditer le travail de F’murrr. Il reste un auteur historique du catalogue Dargaud qui a entamé la publication d’une intégrale du Génie des Alpages (2 volumes parus, 3 autres à paraître). Dargaud a repris également Les Aveugles et Pauvre Chevalier dans des éditions augmentées de nombreuses esquisses inédites que nous leur avons fournies. Dans le cadre de l’intégrale, nous recherchons et proposons des documents complémentaires, nous sollicitons des préfaciers (après Jean-Christophe Menu pour le premier tome, Pacôme Thiellement pour le deuxième et Jean-Pierre Mercier pour le prochain). Il reste quantité de beaux albums de F’murrr à rééditer : Au loup !, Tartine de clous, et au delà de Dargaud, ses récits pour Casterman comme Tim Galère, Jehanne au pied du mur ou Le Char de l’État…, qui ne sont plus disponibles non plus.
Elisabeth Walter : Plus largement, à travers le fonds de dotation, nous souhaitons entretenir la flamme fmurrienne ! Créer un site internet, entreprendre le catalogage des œuvres de F’murrr, les numériser … Mais c’est un travail de titan. Il faudrait, idéalement, trouver des thésards capables d’inventorier, de documenter le travail de création… Cela demande une méthodologie mais surtout une solide connaissance des auteurs et de la généalogie du 9e art. Espérons que le désintérêt des historiens de l’art sera bientôt complètement dépassé et que de plus en plus de chercheurs lui consacreront leurs travaux. F’murrr y a toute sa place.