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Antonio Altarriba – Entretien bédéphile

Matilda Legardinier

Retranscription de l’entretien avec Antonio Altarriba, mené par Matilda Legardinier, étudiante en master 2 « Bande Dessinée : Édition, Théorie et Critique » de l’université Bordeaux Montaigne, le 13 octobre 2022.

Matilda Legardinier : Je vais vous proposer de vous présenter

Antonio Altarriba : S’il s’agit de vous parler de mes sources bédéphiles, il faut remonter à mon enfance. J’ai en ce moment 70 ans, je suis à la retraite, j’étais prof de littérature française à l’université du Pays basque. Mes premiers contacts avec la bande dessinée ont commencé dans mon enfance. Je suis né en 1952 en Espagne, sous une dictature. Le matériel d’illustrés et de bandes dessinées auquel nous avions accès, c’était un matériel qui passait une censure très stricte de la part du régime franquiste.

Dans ce sens, une première différence très importante par exemple avec l’histoire de la bande dessinée française, c’est que, vous, déjà à partir des années 1930 et aussi après la Deuxième Guerre mondiale, vous vous êtes ouverts à des marchés extérieurs, surtout le marché américain. Les revues comme, Mickey ou autres, se nourrissaient fondamentalement du matériel qui venait des États-Unis.

Nous, on n’avait pas accès à ce matériel qui venait de l’extérieur, parce qu’il fallait surveiller et contrôler une production qui devait être en accord avec les idées du régime. Ils ne donnaient pas vraiment d’importance à la bande dessinée qu’ils voyaient comme un sous-produit culturel et populaire, ou sans grande influence, je pense. Sauf quelques titres qui avaient une charge politique très fort, où l’endoctrinement idéologique était le but fondamental. Les éloges du régime débordaient de partout, avec le portrait de Franco un peu partout, etc. Il fallait apprendre aux enfants que « c’était l’homme providentiel qui avait sauvé l’Espagne », le discours propre de toute dictature.

Pour la plupart, c’était des publications d’aventure et d’humour, surtout ce que je lisais. Et je dirais peut-être qu’idéologiquement, la bande dessinée la plus contaminée était celle destinée aux petites filles. C’était un rôle très traditionnel, toutes les histoires suivaient le même chemin : la jeune et pauvre fille qui subissait avec résignation les malheurs de sa situation. Ou bien elle était orpheline et devait prendre en charge une douzaine de petits frères qu’elle se chargeait de nourrir, d’habiller, etc. Mais cette espèce de résignation face au malheur faisait qu’elle était remarquée par un homme. C’est toujours le mythe du prince charmant qui se répète et qui pouvait être réactualisé sous la figure d’un ingénieur, d’un architecte, d’un artiste très connu qui tombait amoureux de cette jeune fille, précisément parce qu’elle était résignée. Bonne, elle acceptait, toujours avec un sourire, le malheur dans lequel elle devait se mouvoir. Et finalement, tous les illustrés et bandes dessinées pour les filles se terminaient dans le mariage. C’était l’apothéose du mariage avec la belle robe, pleine de fleurs, etc. C’est pourquoi je pense que c’était le genre, à l’intérieur de la bande dessinée, où un stéréotype idéologique s’imposait avec le plus d’insistance.

Pour les garçons, je dirais qu’il s’agissait de cahiers d’aventures. Dans certains cas, on pouvait voir des comportements un peu fascistes, mais d’une certaine manière, la figure du héros, c’est toujours une figure mythique qui est au-dessus, qui possède tout le pouvoir. Mais il y avait surtout une bande dessinée humoristique qui pouvait se permettre un regard un peu plus critique sur la société de l’époque. C’est là où on trouve les pistes d’une réalité de l’époque, avec des personnages qui ne s’en sortent pas, où on rit de leur misère. Il y a un personnage très connu, dont on parle encore, Carpanta, qui était un vagabond, un peu comme Les Pieds Nickelés. Toutes ses aventures, c’était : « Comment je vais faire pour trouver de quoi manger ? » Et ça se terminait indéfectiblement par un échec, c’est-à-dire que Carpanta n’arrivait jamais à manger. C’était une histoire de frustration continuelle, car il était sur le point d’atteindre ce gros poulet rôti auquel il rêvait, un épisode après l’autre. Mais à la fin, quelque chose se passait et c’était toujours une histoire cruelle, puisque c’était de la frustration permanente. Et nous on riait de ça.

ML : Et c’était des bandes dessinées acceptées par le régime ?

AA : Oui. Il y avait une maison d’édition, dont le nom était Bruguera, qui était dirigée par un Juan Bruguera, et dont nous avons appris postérieurement qu’il sympathisait avec le côté républicain qui avait été vaincu. À travers l’humour, un humour très simple pour enfants, il faisait une fresque de cette Espagne qui, dans le discours officiel, se disait triomphale, impériale, mais qui vivait dans la pénurie la plus extrême. Donc on pouvait voir la frustration des sœurs célibataires qui rêvaient d’acteurs d’Hollywood, mais qui ne réussissaient jamais à avoir un fiancé, et nous on riait de ça. C’étaient toujours des histoires qui faisaient un portrait assez fidèle et très comique de la faim, de la misère économique et émotionnelle du pays. En 1939, à la fin de la guerre civile espagnole, la ruine est tellement complète qu’on n’avait même pas de papier pour imprimer, très peu de publications. Mais à partir de 1945-1946, ce genre de publication, avec un papier pulp de très mauvaise qualité, commençait à être diffusé en Espagne.

J’ai appris à lire, pour ainsi dire, dans ces illustrés. C’était ma fenêtre sur le monde, à part, naturellement, la réalité qui m’entourait et qui était très grise, très triste, dominée par l’église, et dans la peur constante de pécher, parce que toutes les activités, tous les rêves – s’amuser, faire une blague, etc. – touchaient très souvent l’interdit, la faute. C’était réellement un pays très gris et triste. Surtout pour les enfants, donc nous nous amusions comme nous pouvions à l’époque.

J’ai eu la chance de toujours pouvoir trouver les bandes dessinées qui pouvaient le mieux m’accompagner comme adolescent, jeune garçon et adulte. Le premier contact était très intense et émotionnel. Je réussissais à me procurer de l’argent, avec des pourboires de mes parents ou de mes oncles, et je l’investissais dans l’achat de bandes dessinées. Et puis avec les copains, on se prêtait et échangeait des illustrés.

À partir de l’âge de 12 ans, j’ai commencé à voyager en France. Je suis fils d’exilé espagnol, et mon père avait passé une douzaine d’années après la guerre civile en France. Il y avait laissé un bon groupe d’amis fidèles que j’allais visiter tous les étés. C’est là que j’ai découvert d’autres publications comme Tintin. C’était, je crois, l’album Les Bijoux de la Castafiore, qui parait en 1963 que j’ai acheté en France quand j’y étais à l’époque. Donc la France m’offrait tout un éventail de lectures de bandes dessinées qui étaient adressées à des garçons un peu plus âgés, qui avaient des récits un peu plus solides et attirants pour les exigences d’un adolescent. À la mort de Franco en 1975, j’ai 22-23 ans. En Espagne, commencent à arriver, avec un peu de retard, les publications qui viennent de l’underground nord-américain de la fin des années 1960, début 1970. Je commence à être en contact avec toute la révolution qui se produit en France dans les années 1970, qui est une éclosion d’une richesse énorme et qui m’éblouissait réellement. La revue Pilote traversait une période magnifique de créativité. Souvenez-vous que le sous-titre de cette publication était : « la revue qui grandit avec ses lecteurs ». C’est-à-dire qu’au lieu de rester dans le registre enfantin, elle a commencé à inclure des auteurs comme Gotlib, Fred, Greg, ou le jeune Giraud avec lieutenant Blueberry. C’est une bande dessinée beaucoup plus exigeante d’un point de vue graphique que narratif. On trouvait parfois des histoires expérimentales, des auteurs qui essayaient de nouvelles voies d’expression, des formes de composition de la page, du traitement de la vignette. Et c’est comme ça que nous avons traversé toute la décennie 1970 avec, en France, des publications qui ont marqué, comme Charlie, Hara Kiri, Métal Hurlant, L’Écho des savanes, (À suivre). Nous partons déjà d’un matériel qui se prétendait adulte et se revendiquait même artistique. C’est là que commence la revendication de la bande dessinée comme une forme complète au même titre que le cinéma ou la littérature ou que d’autres formes d’expression. La dénomination de « neuvième art » apparaît dans cette fin des années 1970, avec aussi des revues d’études et d’analyse critique.

En 1975, à 22 ans, je suis entré à l’université comme prof de littérature française. J’avais des étudiants plus âgés que moi, mais c’était une période où on pouvait trouver facilement du travail en Espagne. C’était l’époque de la mort de Franco, qui avait toujours été réticent à la création de beaucoup d’universités. Ça a donc été un moment où, dans beaucoup de régions et de villes, se sont créées des universités. Le monde universitaire s’ouvrait et obligeait, pour enseigner, à avoir une thèse. Je me suis retrouvé avec ce défi. J’étais tellement fasciné, je venais de passer deux ans comme lecteur en France. C’était des années particulièrement riches, avec la création de ces revues. Le premier numéro de Métal hurlant parait en 1974. Je me souviens encore du moment où j’ai acheté le premier numéro. L’Écho des savanes, je ne suis pas arrivé à temps pour le premier, il s’est épuisé très rapidement. Ils avaient tiré 5000 exemplaires. C’était une revue constituée par Bretécher, Gotlib et Mandryka. Ils ont raconté par la suite d’à quel point ils ont été surpris de l’épuisement en quelques jours. Je suis arrivé au numéro 2 de l’Écho des savanes.

Faire une thèse sur la bande dessinait m’attirait donc. Surtout cette bande dessinée plus récente, plus créative, et qui me paraissait offrir des sujets de réflexion du point de vue sémiotique et narratologique très particuliers. Mais j’ai eu beaucoup de difficultés, parce que ce n’était pas évident de pouvoir faire une thèse sur la bande dessinée à l’université. Le monde académique continuait à la regarder comme un art mineur, une forme d’expression populaire indigne de la réflexion sérieuse qu’exige l’académie. J’ai eu du mal à trouver un directeur de thèse, mais finalement j’ai trouvé quelqu’un qui m’a dit : « Écoute, je n’y connais rien, je ne pourrais pas faire une direction scientifique, mais je vois jusqu’à quel point tu es intéressé, donc administrativement je me charge d’assumer ta direction. » J’ai ainsi écrit la deuxième thèse qui a été soutenue en Espagne sur la bande dessinée. Et que j’ai terminée en 1981. Elle va être publiée maintenant, comme je vous disais dans un courrier, là dans une semaine, l’exemplaire doit être à l’imprimerie. Quarante ans après.

ML : Ça va être publié en France ou en Espagne ? Dans quelle maison d’édition ?

AA : En Espagne. Une petite maison d’édition qui est spécialisée dans le livre théorique et critique sur la bande dessinée, Marmotilla. Ça parle de la production française, si vous êtes intéressée, je crois que ça peut vous donner un panorama de cette décennie. Le titre de la thèse était : « la narration figurative : approche de la spécificité d’une forme d’expression à partir de la bande dessinée francophone des années 1970 ». [1]

Le corpus était composé de toutes les publications qui sont apparues dans cette décennie. J’ai fait un travail de recopiage. Il y avait énormément de publications, de fanzines à des publications plus professionnelles, plus soignées. Presque dans chaque village, il y avait un groupe de jeunes qui faisait un fanzine de bande dessinée. C’était un matériel que je ne pouvais pas inclure entièrement. Ma thèse contenait une annexe, une fiche signalétique avec, je crois, 380 titres. À l’époque ce n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui à trouver. Il n’y avait pas de librairie spécialisée en bande dessinée. J’allais à Paris, chez Futuropolis, qui était, avant d’être une maison d’édition, une librairie de bandes dessinées dans la banlieue parisienne. Où j’achetais des kilos (rires) de revues et je rentrais en Espagne très chargé. Ils ont fini par me faire des envois parce que je ne pouvais pas transporter tout ce que j’achetais. J’ai beaucoup investi, dans le travail, mais aussi économiquement. Je devais acheter moi-même ce matériel. Et quand j’ai fait la relecture de ma thèse pour la publication, ça m’a ramené à la richesse de cette période fondatrice qui a trouvé des formules d’expression maintenant acceptées, mais qui n’étaient pas en cours dans le traitement plus simple et enfantin de la bande dessinée.

Et puis, après la crise des années 1990, où la bande dessinée se cherchait un peu, de nouveaux formats sont apparus à partir de la fin de cette décennie et le début du 21e siècle , comme le roman graphique, qui s’adressaient d’une façon directe à un public adulte. C’est pourquoi je vous dis que la bande dessinée m’a toujours accompagnée et m’a toujours offert des lectures pour mon âge, mes goûts et mes intérêts. Ça me fait presque toute une vie accompagnée des vignettes.

ML : Et ensuite, vous vous êtes mis à écrire vous-même des bandes dessinées, non ? Pourquoi passer de spécialiste du sujet à auteur vous-même ?

AA : Je ne sais pas, quand j’aime quelque chose, j’aime non seulement jouir d’une façon passive de cette passion, mais aussi essayer d’une façon active, si je suis capable, de produire ce qui me plait. C’est-à-dire que j’ai été prof de littérature et écrivain. J’écrivais déjà quand j’ai travaillé sur ma thèse doctorale. J’écrivais des récits littéraires, et j’avais commencé à publier mes premiers livres de nouvelles ou de recueil de contes.

En 1977, je me suis retrouvé avec un groupe d’anciens collègues du lycée. Je les avais perdus de vue et quand je les retrouve, ils me disent : « on fait un fanzine de bande dessinée », « tiens, mais moi je fais une thèse sur la bande dessinée » et j’ai commencé à publier dans ce fanzine des articles critiques et des commentaires. Mon premier scénario de bande dessinée remonte à cette même année. J’ai immédiatement trouvé dans ce groupe des auteurs qui ont accepté de dessiner des scénarios que je leur proposais. D’abord de façon non professionnelle, comme amateur publié dans un fanzine, puis dès le début des années 1980, dans des revues professionnelles. Donc je touchais un peu d’argent par mon travail. Et je crois que c’est en 1981 ou 1982 que je commençais à publier mes scénarios de la main de différents dessinateurs. Et je n’ai pas arrêté, même si je suis resté à un niveau plus confidentiel. J’ai commencé à être plus connu, surtout à l’international, à partir de 2009-2010, au moment de la publication de L’Art de voler. Ça a été un livre qui a eu un grand succès en Espagne, qui s’est très bien vendu aussi en France et qui est publié en ce moment dans une vingtaine de pays.

Avec plus ou moins d’intensité, j’ai pu me maintenir comme auteur depuis mes débuts en 1977 jusqu’à maintenant. Je fais maintenant un scénario de bande dessinée qui va aborder la migration, le problème de la migration. L’action commence dans la République démocratique du Congo. C’est l’histoire d’un enfant qui travaille, exploité dans les mines de coltan, et qui grandit comme enfant soldat. Il décide de quitter un pays qu’il considère sans avenir, pour entreprendre ce que je nomme « la grande odyssée de nos jours », qui est la traversée de l’Afrique. Ça se fait normalement à pied. C’est un voyage plein de dangers, comme une bonne odyssée.

ML : Vous faites plein de choses liées à la bande dessinée, vous êtes écrivain et critique de bande dessinée, est-ce que vous pouvez me parler de cet aspect-là de votre travail ?

AA : C’est un champ d’étude qui me semble très intéressant, d’abord parce que c’est très récent, en comparaison des études philosophiques, de littérature, d’histoire, etc., où il y a une longue tradition d’études et d’analyse. La critique plus ou moins sérieuse sur la bande dessinée démarre dans les années 1960. On a une tradition d’analyse critique et une bibliographie qui remonte à une cinquantaine ou soixantaine d’années.

ML : En France ou en Espagne aussi ?

AA : En France, et en Espagne c’est un peu pareil. On a en France l’apparition de la première revue d’analyse critique sur la bande dessinée en 1962, avec l’apparition de la revue qui a pour titre Giff-Wiff, qui était le nom d’un petit animal d’une série nord-américaine [Popeye, d’EC Segar]. En Espagne les premiers articles qui paraissent sur le monde de la bande dessinée paraissent en 1964. À la fin des années 1960-1970 commence donc déjà à se constituer un champ d’études fragile. Un des problèmes, que j’ai eu dans la rédaction de ma thèse, c’est qu’il n’y avait pas de bibliographie spécifique. Je devais aussi parfois trouver des méthodologies applicables à la bande dessinée à partir de l’analyse de l’art, de la peinture, de la sémiotique visuelle de l’image et qui était très à la mode dans les années 1960-1970.

Le défi fondamental et théorique que pose l’étude de la bande dessinée continue toujours à être le caractère mixte de la bande dessinée. On parle de la bande dessinée comme d’un média iconotextuel, où les images et les paroles se combinent pour créer un tout compréhensible. C’est ce mélange. Parce que très souvent, c’est le trait du dessinateur, c’est l’expressivité du personnage, c’est l’éclairage, le cadrage, le point de vue, c’est la planification, la composition de la page, c’est-à-dire des éléments non littéraires qui font que quand vous avez parlé de la bande dessinée comme d’un genre littéraire, je ne suis pas d’accord.

D’abord ce n’est pas un genre, c’est une forme d’expression ou un média, comme le cinéma ou la littérature, qui a ses codes spécifiques. On ne peut pas dire que ce soit du littéraire, quand parfois, pour communiquer, il faut être en train de mobiliser toute une série de stratégies qui sont en rapport. Par exemple, pour dramatiser le discours d’un personnage, le cadre sera peut-être en gros plan sur les yeux du personnage, ce qui va avoir plus de force, ou il regardera directement le lecteur les yeux baissés, ou avec un éclairage en pénombre qui va rendre la situation du personnage encore plus pénible et provoquer un transfert identifiant plus fort le lecteur avec la situation du personnage.

Donc il y a une toute une série de procédés. Rendez-vous compte, dans ma thèse, le sous-titre était : approche de la spécificité. C’était un défi ! En tant que prof de littérature, j’essayais de voir comment raconter la bande dessinée dans la différence avec la façon de raconter de la littérature. Très souvent, pour que le lecteur comprenne quel est l’état d’esprit et les préoccupations du personnage, il suffit de le présenter dans un éclairage, un cadrage, avec une expression concrète dans son visage, et ça communique autant voire davantage que tout discours qui essayerait de rendre compte de ce qui se passe à l’intérieur du personnage à base de : « il se sentait comme ci, comme ça ». Ceci est une des questions très importantes.

Dans la littérature, nous avons un lexique qui est fini, complet, avec un dictionnaire qui nous donne la quantité de mots d’une langue dont on pourrait faire usage, et une grammaire qui nous donne une série de lois combinatoires sur comment combiner les unités de base que sont les mots. Et, si on veut aller plus loin dans le langage littéraire, il y a la rhétorique, la narratologie, etc. Une série de systèmes qui peuvent composer pour ainsi dire une carte de possibilité d’expressions à l’intérieur de la littérature. Mais dans la bande dessinée, surtout dans le côté graphique, on construit. On n’a pas encore de base, on n’a pas un lexique achevé et répertorié, mais chaque auteur construit ses propres formes de communication parce que l’utilisation du trait, le style du dessinateur, donne un caractère, une personnalité, un style, un ton à la communication qui est personnel, unique et parfois spécifiquement crée pour cette œuvre. Très souvent les dessinateurs changent un peu ou nuancent leur style en fonction du type d’histoire qu’ils vont créer. Tu peux, en tant qu’auteur, créer ou recréer tes propres codes d’expression. C’est pourquoi il est théoriquement si intéressant d’aborder la bande dessinée. La prévisibilité du code grammatical dans la langue et l’expression littéraire n’existe pas dans la bande dessinée. La bande dessinée a la capacité de créer à partir de la propre histoire des symboles propres, une métaphore visuelle. Tout cela donne un champ de réflexion très complexe et on se retrouve à faire une analyse de bande dessinée qui parait en principe assez simple qu’on peut lire facilement. C’est très compliqué, c’est complexe.

ML : Est-ce que vous pensez que cette liberté de création est autant présente aujourd’hui qu’au début dans les années 1960-1970 ? Avez-vous vu un changement ?

AA : Non, j’ai vu un changement. Je crois que surtout dans les années 1970, fin 1960, il y avait une fièvre de l’exploration, de la découverte. Les auteurs étaient comme des enfants qui jouaient avec de nouveaux jouets et essayaient d’explorer les limites de la bande dessinée. Le public et le poids de l’industrie n’étaient pas si forts. Il y avait bien sûr, surtout en France, des maisons d’édition qui étaient assez puissantes comme Dargaud et Dupuis. Nous avions de grands succès de bande dessinée comme Tintin, Astérix, Spirou. Mais déjà en 1967 apparaît Corto Maltese qui est une bande dessinée d’aventure plus adulte avec deux personnages plus nuancés psychologiquement.

Je crois qu’il n’y avait pas vraiment d’exigence du côté de l’industrie pour faire un produit standard comme actuellement, donc l’espace pour l’expérimentation et la recherche était plus large. On ne sentait pas autant qu’aujourd’hui les contraintes des structures commerciales. Et d’un point de vue éthique ou moral, on était beaucoup plus osé à l’époque. Jusqu’à un tel point que je pense que de nos jours, dans une société qui se dit si souvent offensée, on passerait difficilement, si ce n’est dans le cadre de revues ou de publications spécialisées considérées pornographiques. Parce qu’on riait des religions, de certains collectifs, on les ridiculisait ou on montrait des exhibitions sexuelles explicites. Les publications qui existaient en France avec beaucoup de public comme Hara Kiri ne pourraient pas exister. Sur les couvertures d’Hara Kiri, il y avait un Christ crucifié et on voyait une couille qui pendait. C’était irrespectueux, c’étaient réellement des images qui aujourd’hui seraient considérées comme non respectueuses. Et tout autant d’un point de vue des expérimentations expressives, parce que les maisons d’édition qui cherchent les grosses ventes ne veulent pas beaucoup d’improvisation ni d’expérimentation. Elles veulent des formules bien connues qui fonctionnent économiquement.

C’est pourquoi je pense que la bande dessinée d’expression française, sauf exception à différence des années 1970 serait un peu standardisée. Il y a un style. Vous avez beaucoup de séries mainstream comme Thorgal ou XIII qui se présentent avec un style graphique très semblable et qui font une construction très linéaire du récit. Ils n’explorent pas les possibilités de composition de la page. Aussi, le côté de l’infraction, du scandale ou de la volonté de provocation qui entourait la bande dessinée de 1970, s’est beaucoup atténué. Et dans ce sens, tout en étant une forme d’expression beaucoup plus solide, beaucoup plus consistante, beaucoup plus reconnue artistiquement, mieux considérée culturellement que dans les années 1960-1970, je pense que nous vivons une période non pas d’innovation, mais plutôt de classicisme. Regardez ce qui se vend le plus en France et vous verrez que ce sont d’anciens titres. Un Astérix est à chaque fois un gros succès.

Astérix, c’était novateur à la fin des années 1950 quand il était fait par Uderzo et Goscinny. Aujourd’hui ce n’est ni l’un ni l’autre et pourtant les premières éditions en français pour l’espace francophone atteignent deux millions, deux millions et demi d’exemplaires. Blake et Mortimer également. Corto Maltese également. Spirou également. Lucky Luke également. Ce sont des titres que j’appelle « sans vie » car ce sont des morts-vivants. Ce sont des personnages dont l’auteur original est déjà mort et que la possibilité de continuer à les exploiter donne des bénéfices. Ce sont les titres qui vendent le plus. Corto Maltese récemment, maintenant ce sont des auteurs espagnols qui le font, normalement c’est 800 000 exemplaires le premier tirage en français. Blake et Mortimer, c’est un demi-million. Ce sont les titres qui ont le plus grand poids sur le marché . Regardez jusqu’à quel point, et nous n’en avons pas assez parlé, la bande dessinée actuelle – tout en ayant des auteurs qui font des innovations thématiques, graphiques, etc. – est redevable encore de cette période que je considère dorée, et qui a été très créative, les années 1960-1970, et même avant, fin des années 1950.

ML : Est-ce que finalement la bande dessinée de ces années-là n’était pas un peu le miroir de la société qui changeait qui était jeune, dynamique ?

AA : Oui, rendez-vous compte qu’on vivait dans une espèce d’inquiétude et de bouillonnement. Il y a même des études de l’époque qui font un parallèle entre cet esprit soixante-huitard, cet esprit contestataire qui a caractérisé les années 1960, et l’éclosion d’une nouvelle bande dessinée. C’était une période moins conservatrice que la période actuelle, où on avait l’impression d’aller vers l’avant. « On va changer le monde, la société ». C’était peut-être naïf ou utopique. Sous les pavés, il n’y avait pas la plage. On l’a découvert par la suite. À l’époque, on y croyait, et il y avait cet esprit et ce désir de renouvellement qui n’existe plus aujourd’hui. Nous sommes beaucoup plus retenus, beaucoup plus sages de ce point de vue. Nous sommes plus conformes avec le statut actuel. Il y a moins d’inquiétude , je dirais même qu’il y a une peur de l’innovation, de ce qui est nouveau.

Par exemple, des couvertures ou des histoires provocatrices et scandaleuses faisaient la joie de beaucoup de monde et pour ceux qui n’aimaient pas, ils n’avaient qu’à ne pas regarder et c’est ce qu’ils faisaient. Maintenant, quand ils se sentent offensés, ils essayent d’interdire ou de cloisonner dans un coin. » Non, ça là, tu le fais dans ton petit coin, tu ne dis pas ça parce que c’est offensif, c’est trop dur. » Donc effectivement, je crois que ça répond à un esprit de l’époque.

Cet esprit de changement est marqué dans les pays occidentaux, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Les années 1960, c’est aussi le moment où naissent le rock, la soul, toutes les lignes musicales qu’on va continuer par la suite. Je vis en Espagne, et cela se voit renforcé avec la lumière qui nous arrive parce que la dictature se termine. On voit déjà dans la première moitié des années 1970, quand Franco, très vieux, est malade. On sait qu’il va mourir, on a l’espoir d’atteindre une démocratie. Et finalement, quand il meurt, on nous promet une démocratie. Et c’est après 40 ans de dictature que ces espaces de liberté s’ouvrent. Il y a une liberté de presse : on peut tout publier. Imaginez la joie, l’enthousiasme, un peu frénétique même, de retrouver un « on peut tout dire ». On peut aller aussi loin que notre imagination nous le suggère. Dès les années 1972-1973, Franco était encore vivant, mais le régime était déjà en décomposition et pourrissait. Quand Franco est mort, on a vu que la ligne, c’était la démocratie. Ça a été la période de la transition, une période où l’on croyait que les frontières n’existaient plus dans aucun domaine. Ni géographiquement ni créativement. On pouvait y aller.

Ce n’est pas le même sentiment que je vois aujourd’hui dans le monde de la création, et concrètement dans celui de la bande dessinée.

ML : Pensez-vous que le fait que toute cette ébullition se calme peut se lier au fait que la BD est entrée dans les institutions ? 

AA : Oui, c’est ce que je vous disais. Ce statut quasi industriel, commercial. Il y a de grands groupes dans le monde de l’édition, des grosses maisons d’édition, et il y a une sorte d’institutionnalisation. La bande dessinée a perdu ce caractère marginal qui lui donnait une pulsion plus osée. Et il y a la sommation : « attention il ne faut pas faire ça ».

Par exemple, un groupe important comprenant quand même Dargaud et Le Lombard, deux grandes maisons d’édition, n’a pas voulu de mon projet de bande dessinée que j’ai mentionné plus tôt. Cette histoire du Congo et de la migration, il y a des scènes, des moments qui sont très durs. La République démocratique du Congo est le pays où se produit le plus grand nombre de viols. Autant d’hommes que de femmes, à tel point que selon les chiffres officiels - il faut donc penser que la réalité dépasse ces quantités - chaque femme au Congo est violée statistiquement au moins deux fois dans sa vie. Rendez-vous compte de la dimension du problème. Naturellement, s’ils fuient ou s’ils cherchent un autre pays où construire une vie, c’est parce que les conditions du pays dans lequel ils vivent ne sont pas bonnes. C’est pour ça que j’ai choisi le Congo : la violence est endémique. Et elle est financée par les grandes entreprises minières qui trouvent des bénéfices dans les conditions d’instabilité politique. Pour les affaires, ça leur convient d’avoir un pays où il y a de la guérilla et, de cette façon, il y a plus de la moitié de l’exportation minière du Congo qui se fait de manière illégale. Il y a de grandes multinationales, chinoises en ce moment, mais aussi américaines et également belges et françaises. Dans ce sens, on ne peut pas aborder la situation sans refléter des situations très dures. 

Je ne suis pas une personne à me taire, je vous ai dit des noms de maisons d’édition qui ont refusé ce projet car c’était trop fort, trop dur. Le lecteur actuel ne va pas apprécier contempler des scènes de viols, d’enfants soldats, d’exploitation, presque d’esclavagisme d’enfants. Et après ce point de départ s’ensuivent des moments d’amour et magiques. L’Afrique est un continent plein de beauté et de magie. Il y a un imaginaire très riche, surtout dans ces pays qui sont animistes, où la nature est animée par toute une série d’esprits et où les phénomènes s’expliquent à partir de mythes et de légendes de leurs divinités. C’est une source très inspirante que j’utilise dans la bande dessinée pour construire une histoire.

L’institutionnalisation, mais surtout l’exigence d’atteindre le public le plus large, provoque donc effectivement un produit de plus en plus neutre. À partir du moment où il y a des dénonciations ou des scènes qui sont un peu dures, on sait qu’il y a une part du public qui ne va pas aimer, qui va se sentir offensée : « je ne veux pas voir ». C’est curieux, nous vivons dans un monde que je considère un peu hypocrite parce qu’en même temps que nous nous exprimons de plus en plus correctement, on cherche cette espèce de correction dans les apparences. On ne veut pas nommer ni même voir ce qui est insupportable. On ne veut pas savoir. « Ah non c’est trop désagréable. »

ML : Pour terminer, j’aimerais savoir si vous faisiez partie d’un groupe quand vous étiez à Paris dans les années 1970 ?

AA : Pas tellement. J’avais surtout des contacts avec des groupes de critiques, pas de créateurs. Par exemple, je commençais dès 1982 à collaborer dans une des expériences théoriques qui a été pour moi la plus intéressante de l’époque, Les Cahiers de la bande dessinée, qui a été publiée pendant une longue période par les éditions Glénat. Et j’étais en contact avec tout un réseau de critiques, de théoriciens, et parfois de créateurs français, comme par exemple Benoît Peeters, Thierry Groensteen, Jacques Samson, et ce réseau qui a commencé à organiser des réunions scientifiques, un congrès.

Il y a un congrès considéré comme important et fondateur qui s’est produit à Cerisy-la-Salle. Cerisy, c’est un château en Normandie qui, pendant tous les étés depuis les années 1950, offre ou propose des colloques très poussés intellectuellement, où participent des auteurs, des écrivains et des critiques très importants. On peut loger dans la chambre de Marcel Proust ou celle d’André Gide, qui ont été des auteurs qui ont visité et participé aux colloques littéraires. La bande dessinée entre à Cerisy comme matière pour la réflexion, pour la critique. Si je ne me trompe pas, ça devait être en 1987.

Rendez-vous compte aussi que le festival d’Angoulême se fait pour la première fois en 1974. J’y assiste en 1976 pour la troisième édition et je vois comment un groupe d’amateurs s’organisent de façon spontanée dans un théâtre de la ville. Il n'y avait pas la Cité de la bande dessinée. Le titre de capitale européenne de la bande dessinée n’existait pas. Ça s’est produit comme conséquence de cette première initiative. Dans les années 1980, grâce à l’initiative du ministre Lang, Angoulême a eu une infrastructure stable avec un musée et une maison de l’image. Cette structure s’appelle maintenant la Cité de la bande dessinée et possède un fonds énorme bibliographique et presque dix mille planches finales. C’est déjà une infrastructure très sérieuse et respectable grâce à laquelle Angoulême se place comme capitale non seulement de la création, mais aussi de la recherche de bandes dessinées.

Mes liens avec Pili Muñoz, qui dirige la maison des auteurs, ou avec les différents directeurs de la Cité de la bande dessinée étaient très fréquents. Mes relations et mon réseau en France sont fondamentalement critiques et théoriques. Je n’ai jamais collaboré comme scénariste avec un dessinateur français par exemple, bien qu’il y ait des dessinateurs que j’aime beaucoup et avec qui j’aimerais travailler. Je ne perds pas l’illusion d’y arriver, mais pour le moment je travaille toujours avec des auteurs espagnols. Cependant, la production se fait de façon conjointe entre la maison d’édition espagnole Norma et les éditions Denoël, qui appartiennent au groupe Gallimard, et maintenant Madrigrall parce que c’est un grand groupe. C’est dire jusqu’à quel point l’institutionnalisation existe. Norma distribue dans le monde hispanophone et Denoël se charge du reste du monde.

ML : J’ai terminé avec mes questions. Voulez-vous rajouter quelque chose ?

AA : Non, ça va. Nous avons abordé la sociologie de la bande dessinée, c’est-à-dire dans quel contexte elle se produit et de quelle façon ce contexte détermine et conditionne le développement et les contenus. Mais la bande dessinée est un média qui regarde et qui a une dimension sociologique très importante. Les publications satiriques ont été de façon historique très importantes. Déjà à la fin du 18e siècle et au 19e siècle, les revues qui étaient les plus dures contre la politique de l’époque, qui faisaient parfois des attaques très virulentes (Louis Philippe, Charles X, etc.) et ridiculisaient les mœurs de l’époque, occupent un espace très important. L’image offre la possibilité de la caricature, et la caricature se prête beaucoup à la satire. La vignette est aussi une fenêtre qui regarde de façon très critique à la société de chaque époque, par la déformation de façon schématique et caricaturale, en exagérant des aspects qu’on considère caractéristiques comme les gros nez, les yeux bridés ou les grandes mains avec de grands ongles. Toutes ces exagérations graphiques qui nous font rire, mais qui critiquent. C’est pourquoi je pense qu’on peut très bien utiliser ce matériel qu’est la bande dessinée pour se rendre compte de comment était la vie et quels étaient les problèmes, quels étaient les conversations, comment était perçu le pouvoir, la situation économique. La Bande dessinée à la Belle Époque est un titre qui vient de paraitre sur le marché français, dont l’auteur est Thierry Groensteen, et c’est très intéressant de voir toute cette production qui va de la fin de la dernière décennie du 19e siècle jusqu’aux années 1920. Trente ans de production de bande dessinée et c’est un parcours par la production de cette période. Les différents styles, les modes, tout ce qui était le courant esthétique de l’époque sont reflétés dans le dessin. Mais on peut également se faire une idée de comment était la situation de l’époque avec leurs enthousiasmes, leurs vices, etc.

La bande dessinée elle-même est un produit sociologiquement très rentable à exploiter. À travers ces histoires qu’elle raconte, on peut se faire une idée de la période, de la même façon qu’à travers ma thèse, on peut se faire une idée de comment était la période de la fin des années 1960-1970.

[1] Le livre est paru sous le titre La narración figurativa, il n’est pas traduit en français à ce jour.

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