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amat in amatlan(d)

Thierry Groensteen

[Janvier 2014]

Je sais tout des amours de Baudoin.
Tout ce qu’il en a conté (et compté) dans ses livres.
Même un peu plus, puisque j’ai eu le privilège de connaître certaines de ses amoureuses.

Je ne connais pas Neige, l’« héroïne » d’Amatlan.

Mais, qu’elles soient ou non connues de moi, les filles, les femmes qu’Edmond caresse de son pinceau et couche sur le papier sont de celles dont je ne peux jamais me défendre de tomber amoureux à mon tour.
Peut-on mesurer la réussite de ses livres à ce critère ? Ces filles, ces femmes, il s’entend admirablement à me les rendre belles, touchantes dans leur vulnérabilité, en un mot terriblement désirables.
(Mais je crois que, par manière de réciprocité, beaucoup de lectrices sont plus ou moins tombées amoureuses de Baudoin en le lisant. Séduites par son regard sur la vie, singulièrement par son regard sur les femmes. Amoureuses de sa capacité à aimer. Amoureuses de son trait, aussi. Ce qui me fait repenser à cette phrase de Menu : « Mon trait est-il mon véritable corps ? »)

Lisant et relisant Amatlan, ce livre de 2009 (paru à l’Association) que je tiens pour un des plus beaux de Baudoin, ce sont les noms, d’abord, qui me font rêver.
Neige, prénom improbable et magique. Blanc pur, légèreté cristalline, Noël ! Et, le croyez-vous, l’amie qui la présente à Baudoin s’appelle Aurore !!
Puis Amatlan, le village le plus proche de la maison où Neige habite. Au Mexique [1].
Dans Amatlan il y a Mat (titre d’un autre livre de Baudoin), il y a amat (« aime » en latin, à la troisième personne du singulier), il y a le début d’Atlantique, l’océan qui sépare Paris de Mexico et qui met des milliers de kilomètres entre les deux amants. On y devine même matelot (comme le grand-père de l’auteur, qui fut mousse puis baleinier, ainsi qu’il est raconté dans Les Enfants de Sitting Bull).

Neige n’est pas créditée en couverture de l’album comme coauteure. Cependant le recueil de nouvelles qu’elle a publié en 2007 (La Vie des rats, éd. La Tangente) est mentionné sur la même page que les autres livres de Baudoin à l’Association, ce qui introduit comme un flottement quant au statut de la jeune femme. L’auteur du Portrait avait regretté de ne pas avoir mis le nom de Carol Vanni sur les livres à la conception desquels elle avait été associée de près et il avait choisi de cosigner Les Yeux dans le mur avec Céline Wagner, qui y tient pourtant surtout le rôle de modèle et de muse. Le nom de Neige Sinno aurait donc pu figurer en couverture d’Amatlan, auquel elle contribue notamment par huit pages d’un texte brûlant et magnifique (cf. pl. 36 à 43).


Amatlan commence par une suite de dessins réalisés sur le motif au début de décembre 2007. Principalement des paysages. Façon de « planter le décor ». Il y a lieu de penser que ce sont ces dessins liminaires qui auront déterminé le format du livre, un format « paysage », justement, peu fréquent dans la bande dessinée [2]. Et l’album se referme sur huit pages où sont montés côte à côte des portraits de Neige réalisés en différents lieux, entre 1996 et janvier 2008. Le visage, cet autre paysage que le dessinateur ne se lasse pas de scruter, de reproduire.


La narration se développe entre ces deux séquences. Pas de façon linéaire, bien sûr. Les lecteurs de Baudoin connaissent sa technique du montage, son goût pour les digressions, les pauses contemplatives, les ruptures de ton, les boucles narratives. Au récit de son séjour à Amatlan (façon carnet de voyage) se tisse le récit de sa relation avec Neige, sur une période de dix ans, et un peu aussi le récit de la vie de Neige.
D’ailleurs la relation entre Neige et Edmond est elle-même faite de pointillés. « Des bouts de voyages, des interruptions, des retrouvailles. » (pl. 13) Et, outre la distance géographique, elle est placée sous le signe du « précipice » qu’ouvre entre eux la différence d’âge. Elle a trente ans, lui soixante-cinq. Il est « le vieux qui est venu dans [une] communauté de jeunes gens ».

Chez Baudoin, qui s’est beaucoup raconté, beaucoup mis en scène, et qui avait consacré un album à la fin de vie de sa mère (Éloge de la poussière, 1995), le thème de son propre vieillissement tend à devenir récurrent dans les derniers livres. Il est notable que le dessinateur ne se laisse aller à aucune des plaintes habituellement consubstantielles au grand âge, qui concernent au premier chef les maux et misères du corps. L’âge ne se mesure pour lui que dans la distance qu’il instaure par rapport aux êtres plus jeunes. Distance bienvenue, quand elle permet, par exemple, la confrontation de son regard sur le Mexique ou la Colombie avec celui de Troubs, son cadet : le croisement des points de vue de deux générations lui apparaît comme une garantie de plus grande objectivité. Mais distance de plus en plus problématique sur le terrain de l’amour, quand les filles sont éternellement jeunes et lui devenu irrémédiablement vieux.
Alors il triche. Se dessine plus jeune (cf. les planches 54 et 55), puis s’invente un double, Mathieu, « un jeune homme d’environ 37 ans », beau, libre, séduisant. Autant de stratagèmes un peu dérisoires, de tentatives maladroites et désespérées pour combler le précipice. Mais rien à faire : « je suis vieux. Neige me le dit. Et je le vois quand je regarde la peau flétrie de mes bras. »
Le soir de Noël, Baudoin part avec Neige et deux autres jeunes femmes sur « un site d’hibernation des papillons monarques ». La séquence s’offre à une lecture métaphorique peut-être trop évidente. Lui, le séducteur impénitent, comment ne « papillonnerait »-il pas entre ces trois filles ? Mais il est désormais un roi déchu. Un monarque entré dans l’hiver.

Amatlan se construit aussi sur un renversement. Baudoin raconte Neige, mais Neige ne partage pas sa pulsion de se dire, elle exprime des réticences vis-à-vis de la démarche autobiographique. Lui pense que ce qu’elle a de plus important à dire, c’est sa vie, mais elle, qui « a choisi ce pays pour être ailleurs », n’avait pas envie de se retrouver prisonnière des pages d’un livre. Elle a cette formule : « Je suis bien plus que ma vie ». Alors elle réplique en livrant sa vérité dans le texte de huit pages mentionné plus haut. Mais la confession se compose de cinq « versions » successives. Thème et variations, comme un morceau de musique en cinq mouvements. Puis, à la fin du livre (dont elle a lu les pages à mesure de leur exécution), elle rend les armes. Ce que Baudoin exprime par une métaphore : « Alors que pourtant il n’a rien dit pour la convaincre, ils vont danser. »

L’histoire de Neige comporte un épisode douloureux. Dès l’âge de sept ans, elle a subi les assauts d’un beau-père incestueux (condamné, plus tard, à neuf ans de prison).
Cette abomination est de celles qui ne peuvent laisser Baudoin indifférent. Les lecteurs de La Diagonale des jours se souviennent qu’il y évoquait un autre viol. Ceux de L’Association en Egypte (ouvrage collectif cosigné avec Golo, David B. et Menu), qu’il y dénonçait avec force la pratique de l’excision. Ceux de Viva la vida qu’il y exprime son horreur devant les meurtres de femmes pour lesquels Ciudad Juárez est tristement réputée [3].

Je forme l’hypothèse que Baudoin, en aimant le plus de femmes possible, à corps perdu, tente, à sa manière, de répondre à tous ces crimes qui relèvent des « haines antiques de la femme » [4]. L’amour peut-il racheter la haine ? Baudoin s’imagine-t-il en mission ? Neige emploie le mot à son propos : « Edmond veut me laver du viol. (…) Sa mission est de me sauver de la haine de moi ». Mais comment, avec ses seules forces, répondre à toutes les violences faites aux femmes ? Quand Baudoin accumule les portraits de femmes (deux pages et demi rassemblent 28 visages féminins dans Viva la vida, pl. 20 à 22, et ils sont repris en couverture), on peut lire dans cette accumulation comme une volonté naïve et sublime d’en « sauver » le plus possible. Seulement la tâche dépasse les capacités d’un seul homme. Naguère déjà, Baudoin, en conclusion de trois pages réunissant plus de quatre-vingt femmes, se résignait : « Il faudrait enfin que j’accepte l’évidence. Je ne pourrai pas toutes les aimer. [5] »

Thierry Groensteen

[1] Baudoin retournera au Mexique en 2010, avec Troubs, pour dessiner Viva la vida, Los sueños de Ciudad Juárez (L’Association, 2011).

[2] Mais format auquel Baudoin avait déjà eu recours pour La Mort du peintre (1993) et Le Petit Train de la côte bleue (2007).

[3] « Des femmes dans ce pays sont assassinées. Beaucoup de femmes », lit-on déjà dans Amatlan, pl. 62, comme en prélude au livre à venir.

[4Viva la vida, pl. 22.

[5] Cf. Baudoin, Chroniques de l’éphémère, 6 Pieds sous Terre, 1999, n.p.