ah ! nana : les femmes humanoïdes
[Janvier 2006]
En octobre 1976 apparut dans les kiosques Ah ! Nana, une nouvelle revue trimestrielle de bandes dessinées, présentant la particularité d’être réalisée entièrement par des femmes. Le ton, provocateur, est donné dès le dessin de couverture, qui représente un homme sur le point d’achever un strip-tease intégral devant un public de femmes, dont l’une fait un clin d’œil au lecteur. En troisième page, l’éditorial annonce les intentions du magazine : permettre à des femmes de se raconter, « par la plume ou le pinceau, et hors de toute contrainte. »
Deux ans durant, Ah ! Nana offre à des femmes scénaristes ou dessinatrices de bandes dessinées, mais aussi journalistes, l’occasion de publier leur travail. À partir d’avril 1977, chaque numéro présente un dossier thématique. La revue traite ainsi de sujets tels que les néo-nazis, la mode, les rapports hommes/femmes, la sexualité des petites filles ou le sado-masochisme. Des femmes déjà reconnues ou qui jouiront plus tard une certaine renommée signent des bandes dessinées ou des articles : Chantal Montellier, Florence Cestac, Nicole Claveloux, Trina Robbins, Aline Issermann, Paula Jacques, Victoria Thérame, Sotha... Par ailleurs, Ah ! Nana publie également des bandes dessinées réalisées par un certain nombre d’hommes, seuls ou en collaboration avec des femmes : Jacques Tardi, Moebius, Yves Chaland, F’murr, Daniel Ceppi, Sergio Macédo... Autant d’auteurs déjà publiés dans un autre journal de bandes dessinées, Métal hurlant, édité par la même maison qu’Ah ! Nana : Les Humanoïdes associés.
Car la rédactrice en chef d’Ah ! Nana, Janic Guillerez, n’est autre que l’épouse du rédacteur en chef de Métal hurlant et cofondateur des Humanoïdes associés, Jean-Pierre Dionnet [1].
Le 18 août 1978, Ah ! Nana est interdit aux mineurs par la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse (instituée par la loi du 16 juillet 1949 [2]), suite à un numéro consacré à l’homosexualité (Métal hurlant avait déjà fait l’objet d’une semblable interdiction en 1976 [3]). Le mois suivant, Ah ! Nana livre son neuvième et dernier numéro, dont le dossier aborde la question de l’inceste. Le magazine n’aura vécu que deux ans. Aujourd’hui, l’expérience d’Ah ! Nana n’est restée que dans peu de mémoires, et de façon bien imprécise si l’on en juge par les renseignements que l’on peut trouver à ce sujet dans les encyclopédies consacrées à la BD. C’est pourquoi je propose de revenir ici, brièvement [4], sur cette expérience unique dans la presse de bandes dessinées française.
Selon Janic Grillerez-Dionnet, l’idée d’Ah ! Nana est née au cours de l’année 1976, autour d’une table d’une cantine de la rue de Lancry, près du siège de Métal hurlant. Se trouvaient là un certain nombre de collaborateurs du journal, avec leurs compagnes respectives : Jean-Pierre et Janic Dionnet, Jean Giraud et Claudine Conin, Jacques Tardi et Anne Delobel, Jean-Michel Nicollet et Keleck. Au cours du repas, l’idée est lancée : « On se retrouve à une réunion avec les mecs, les femmes... "Les filles, vous êtes pas cap..." […] Et puis Jean-Pierre : "Vous devriez faire un journal de femmes, allez, lancez-vous, lance-toi, Janic. "Pourquoi pas, moi je veux bien." »
Il ressort de ce témoignage que les collaborateurs de Métal hurlant ont joué un rôle important dans l’initiative même de la création d’Ah ! Nana. La double vocation d’Ah ! Nana (qui se veut à la fois journal de bandes dessinées et magazine d’actualité) correspondait à une volonté de Janic Guillerez. Ah ! Nana devait être un espace d’expression pour des femmes dessinatrices ou scénaristes de bande dessinée, mais aussi pour des femmes journalistes ou écrivains.
Au nombre des modèles dont a pu s’inspirer, même partiellement, Ah ! Nana, figurent en premier lieu les « comic books » purement féminins. En effet, depuis 1970, des dessinatrices, qui étaient parfois déjà publiées dans des structures « mixtes », se sont regroupées pour créer des titres tels que It ain’t me, Babe, Girl Fight Comics [5], All Girl Thrills, ou encore Tits and Clits. Certains de ces comic books sont soutenus par le Women’s Liberation Movement (le mouvement des féministes américaines, dont s’est inspiré le Mouvement de Libération des Femmes), et tous s’adressent en priorité aux femmes. Mais le titre qui connaît le plus grand succès est sans conteste Wimmen’s Comix, créé dès 1970. Apparenté, comme les quatre autres cités plus haut, au mouvement underground, ce titre se caractérise par une structure éditoriale originale : chaque numéro est dirigé par une équipe rédactionnelle différente, dans un souci de partage des responsabilités et pour donner à chacune l’occasion de s’exprimer. Wimmen’s Comix a publié un très grand nombre de dessinatrices de bande dessinée, parmi lesquelles certaines ont, plus tard, également été publiées dans les pages d’Ah ! Nana : c’est le cas de Sharon Rudhal et de Trina Robbins, cette dernière étant certainement la dessinatrice la plus connue de ce mouvement.
D’autre part, les journaux féministes français sont en plein essor au moment de la création d’Ah ! Nana. Parmi les nombreux titres relayant les différents courants de pensée qui coexistent au sein du MLF, mentionnons Le Torchon brûle, Les Cahiers du GRIF, Le Quotidien des femmes, Les Nouvelles féministes, Glife Informations, puis Femmes-Information, Les Pétroleuses et L’Information des femmes, pour ne citer que les principaux nés avant Ah ! Nana. Tous ces journaux, en dépit de leurs nombreuses différences, présentent la caractéristique d’être entièrement conçus et rédigés par des femmes [6]. Mais la revue féministe qui a certainement constitué, sinon un modèle, tout du moins une source d’inspiration pour Ah ! Nana, est Sorcières, dont le premier numéro est paru en janvier 1976. Sorcières est une revue de création littéraire, fortement influencée par la tendance Psychanalyse et Politique, et dirigée par Xavière Gauthier. Sorcières consacre chaque numéro à l’exploration d’un thème précis (par exemple « la nourriture », « la voix », « se prostituer », « écritures »...), formule reprise par Ah ! Nana.
Ah ! Nana a été, pour un certain nombre d’auteures de bande dessinée, le lieu d’une première publication ; cependant, plusieurs auteures avaient déjà été publiées dans d’autres journaux, français ou étrangers. Certaines jouissaient même d’une réelle renommée. C’est le cas notamment de Florence Cestac, en France, et de Trina Robbins (et dans une moindre mesure de Shary Flenniken et Sharon Rudhal), aux États-Unis. Une autre Américaine associée au mouvement underground est publiée épisodiquement dans Ah ! Nana : Mary Kay Brown. Du côté des auteurs françaises, outre Florence Cestac, il faut surtout retenir Nicole Claveloux, Olivia Clavel, Keleck et Chantal Montellier.
Nicole Claveloux est une dessinatrice reconnue lorsqu’elle participe à l’aventure Ah ! Nana, mais davantage dans le domaine de l’illustration que dans celui de la bande dessinée. Née en 1940 à Saint-Étienne, elle a suivi les cours des Beaux-Arts de cette ville, avant de venir travailler à Paris fin 1966. Elle commence une carrière d’illustratrice dans la presse (Marie-Claire, Marie-France, Planète...) et la publicité, dans le cadre de l’atelier qu’elle a monté avec son ami Bernard Bonhomme, mais se consacre surtout, dès 1967, à l’illustration de livres pour enfants, chez le très bon éditeur Harlin Quist. Toujours pour les enfants, elle publie également des dessins, puis une bande dessinée mettant en scène le personnage de Grabote, une peste râleuse qui martyrise le lion Léonidas, dans Okapi à partir de 1973. En 1976, elle est contactée par Jean-Pierre Dionnet pour faire partie d’Ah ! Nana, mais aussi de Métal hurlant. Elle commence donc pour le premier une série de parodies de contes de fée, avant de diversifier sa production, et pour le second, une histoire à suivre scénarisée par Zha (alias Elizabeth Salomon), intitulée La Main verte. Pour Ah ! Nana, outre les parodies de contes, Nicole Claveloux écrit et dessine également plusieurs histoires de styles très différents.
Chantal Montellier, elle, n’a réalisé que peu de bandes dessinées au moment où elle est contactée pour faire partie de la revue. Professeur d’arts plastiques dans un lycée, elle a publié des dessins dans Combats Syndicaliste, l’organe de presse de la Confédération Nationale des Travailleurs, puis commence à collaborer à d’autres journaux politiques, pour lesquels elle fait des dessins isolés, mais aussi, à l’occasion, des bandes dessinées (par exemple, une bande sur la non-application de la loi Veil dans les hôpitaux, parue dans L’Unité, l’hebdomadaire du Parti Socialiste). C’est ainsi quelle est remarquée par la rédaction d’ Ah ! Nana et par celle de Métal hurlant. Chantal Montellier crée donc pour Ah ! Nana le personnage d’Andy Gang, véritable « inspecteur-la-bavure » inspiré de faits divers réels, tandis qu’elle met en scène pour Métal hurlant un univers de science-fiction, inspiré des romans d’anticipation qui présentent un monde totalitaire et déshumanisé.
Keleck a juste trente ans en 1976. Elle a appris le dessin en autodidacte et n’est pas encore publiée. Elle a rencontré Janic Guillerez et les autres grâce à son compagnon, Jean-Michel Nicollet, qui a réalisé les couvertures des numéros 5 et 8 de Métal hurlant. Son style graphique, très sombre et très travaillé, est en accord avec son univers macabre et grinçant et son goût du tragique. Les bandes dessinées qu’elle réalise pour Ah ! Nana (si l’on excepte la quatrième de couverture du premier numéro, qui est une sorte de gag d’humour très noir) sont des histoires courtes se déroulant à la Belle Epoque, qui finissent systématiquement dans le sang et le drame.
Le parcours d’Olivia Clavel est atypique ; elle fait en effet partie d’un collectif de graphistes du nom de Bazooka, qui emprunte au futurisme russe, à l’hyperréalisme, à l’esthétique vidéo, aux images d’actualité, et recourent au découpage et au collage. L’influence principale reste le mouvement Dada, pour son esprit provocateur, sa volonté de rupture et d’agression systématique. Les bandes dessinées que publie Olivia Clavel dans Ah ! Nana sont les premières qu’elle réalise seule et qu’elle signe de son propre nom.
L’une des dessinatrices les plus présentes dans Ah ! Nana est également une débutante. La jeune Italienne Cecilia Capuana, qui ne signe d’abord que de son prénom, publie en effet au moins une histoire par numéro, toujours en rapport avec le thème traité dans ce même numéro.
Ah ! Nana constitue les prémices d’une tentative de diversification du catalogue des Humanoïdes Associés, qui lanceront bientôt Rigolo et Métal Aventure. L’esprit même d’Ah ! Nana a clairement été influencé par celui de Métal hurlant ; Dionnet parlait d’ailleurs d’Ah ! Nana comme de sa « danseuse ». On retrouve « l’esprit Métal » dans le ton ironique de nombreuses chroniques, dans le goût pour les pseudonymes en forme de calembours (« Edith Orial », « Marj Marlowe »...), et dans l’importance d’une « culture rock » dans les pages d’Ah ! Nana. En effet, le journal présente des nombreuses critiques de disques, interviews de groupes et comptes-rendus de concerts. L’artiste la plus citée est sans conteste Patti Smith, mais sont également évoqués de nombreux autres groupes exclusivement féminins ou dont le leader est une femme, comme les groupes Blondie, Labelle, The Slits, ou The Runaways. Personnage influent dans Métal hurlant et apôtre de la culture rock, Philippe Manœuvre occupe d’ailleurs, sous le pseudonyme de Janie Jones, la fonction de secrétaire de rédaction à partir du sixième numéro.
Le projet éditorial d’Ah ! Nana, tel qu’annoncé dans le premier éditorial, était vaste : il s’agissait de ne plus « devoir assumer les phantasmes masculins déguisés en règle d’or de la presse » (une formulation qui rappelle d’ailleurs ironiquement le premier éditorial de Métal hurlant, lequel prévoyait de permettre aux auteurs d’« étal[er] complaisamment leurs phantasmes putrides »). La place nous manque pour analyser ici le contenu rédactionnel du magazine − et notamment la place prépondérante accordée à la sexualité dans le choix des dossiers à partir du No.6, qui semble coïncider avec un certain virage « sensationnaliste » et l’arrivée dans l’équipe éditoriale de Manœuvre.
Ah ! Nana aura permis de montrer le large panel des styles que peuvent élire les femmes auteures de bandes dessinées, et d’aller ainsi à l’encontre des idées reçues qui voudraient ignorer qu’il existe des bandes dessinées de femmes. La plupart des auteures publiées dans Ah ! Nana ont en outre abordé directement la question de la condition féminine. L’influence du discours féministe est flagrante dans l’inventaire des thématiques abordées : on trouve ainsi un nombre impressionnant de bandes dessinées ayant pour thème les violences (notamment sexuelles) faites aux femmes, la maternité, le plaisir féminin, la domination masculine, la prostitution... Le rapport de Chantal Montellier à la question de la violence est un peu différent, au sens où, pour elle, l’oppression des femmes rejoint l’oppression du prolétariat, et dans ses bandes dessinées, si les coupables sont toujours des hommes, les victimes peuvent être des hommes comme des femmes, toujours issus de classes défavorisées : Chantal Montellier entend dénoncer aussi bien le racisme et le totalitarisme que le sexisme.
L’expérience d’Ah !Nana a constitué une aventure hors du commun, qui a dû faire face à des difficultés internes autant qu’à des avanies extérieures au journal. À plus d’un titre, elle est révélatrice de son époque, et en particulier des rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans un milieu masculin tel que celui de la bande dessinée. Elle a permis d’amorcer une prise de conscience de l’hégémonie masculine sur ce milieu, et donc sur la création artistique en BD. Ce n’est sûrement pas un hasard si trois des quatre signataires d’un manifeste paru dans Le Monde daté des 27 et 28 janvier 1985 contre l’ignominie et le sexisme dans la bande dessinée sont des collaboratrices d’Ah ! Nana. Nicole Claveloux, Florence Cestac, Chantal Montellier et Jeanne Puchol s’élèvent contre « cette soi-disant nouvelle presse percluse des plus vieux et des plus crasseux fantasmes machos…[...] Rétro, humour fin de race, potins mondains branchés, nostalgie coloniale, violence gratuite, poujadisme, sexe con, fétichisme, sexisme et infantilisme sont à l’ordre du jour. »
Il semble que ces dernières années aient vu quelque peu refluer la vague sexiste et pornographique que dénonçaient ces quatre auteures. En outre, le dynamisme éditorial de la bande dessinée depuis les années 1990, en particulier en ce qui concerne les maisons d’édition dites indépendantes, a permis à des auteures de bande dessinée d’être publiées et, pour certaines, de connaître un certain succès critique et commercial. Toutefois, si l’on peut se réjouir du Prix du meilleur album du Festival d’Angoulême accordé en 2005 à l’album Poulet aux prunes de Marjane Satrapi, il convient de ne pas oublier qu’il s’agit de la deuxième fois seulement qu’il est accordé à une femme depuis la création du Festival, en 1974 (le premier ayant été donné à Annie Goetzinger en 1977). Ajoutons que Florence Cestac reste la seule femme à avoir été récompensée parle Grand Prix du Festival d’Angoulême (en 2000). Près de trente ans après l’aventure d’Ah ! Nana, les auteures à succès (la plus importante étant Claire Bretécher) restent l’exception dans un milieu toujours très majoritairement masculin.
Blanche Delaborde
(Cet article a paru dans le numéro 12 de 9ème Art paru en janvier 2006.)
[1] Janic Guillerez n’a pas encore trente ans en 1976. Elle est rentrée très tôt dans le milieu de la bande dessinée, grâce à sa rencontre avec Claude Moliterni, en 1965. Celui-ci lui propose de devenir la coloriste de Scarlet Dream, qu’il écrit et que dessine Robert Gigi. Elle s’occupe également de l’organisation d’expositions, et de la maquette d’une revue d’étude de la bande dessinée, Giff Wiff. À l’occasion du festival de Lucca de 1972, elle rencontre Jean-Pierre Dionnet. Janic Guillerez devient coloriste pour Gérard Lauzier, chez Dargaud. Quand Jean-Pierre Dionnet et elle se marient, en 1974, elle quitte son emploi et collabore à la maquette de Métal hurlant.
[2] Cf. le dossier paru dans 9ème Art No.4, janvier 1999
[3] Prononcée en août 1976, cette interdiction est précisément motivée par le « parti affiché de déshumanisation qui apparaît dès le premier examen de la revue, et n’existe qu’au détriment de la femme, traitée en femme objet. Celle-ci se trouve constamment et complaisamment prise pour cible, sur un mode sadique et dans l’intention manifeste de l’avilir. » (Avis de la Commission cité par Bernard Joubert, « Un demi-siècle d’interdictions de bandes dessinées », 9ème Art No.4, p. 31.)
[4] Cet article a pour base mon mémoire de maîtrise en Histoire contemporaine, intitulé Le magazine Ah ! Nana (1976-1978), soutenu à l’Université Marc Bloc-Strasbourg II en juin 2005. Je me permets d’y renvoyer le lecteur pour plus de détails.
[5] Trina Robbins explique, dans le No.1 d’Ah ! Nana, qu’elle a souhaité créer ce « comic book » en réaction à la mauvaise qualité de It ain’t me, Babe.
[6] Cf. Monique Remy, De l’utopie à l’intégration, Histoire des mouvements de femmes, Paris, L’Harmattan ,1990, p. 38-53.