affects et expression des passions
dans le shôjo manga des années 1970
[Janvier 2021]
Les littératures dessinées occidentales, contraintes par des normes éditoriales et des interdits idéologiques, font peu de place aux émotions et aux passions. Tout au rebours, le shôjo manga du « groupe de l’an 24 » donne l’exemple d’une narration graphique qui donne la prééminence aux affects.
Comparons deux scènes lacrymales. Voici un daily strip de Little Orphan Annie par Harold Gray (17 septembre 1932). Le policier municipal doit exécuter une ordonnance condamnant la petite Annie, recueillie chez deux pauvres vieux, à un orphelinat qui est plutôt une colonie pénitentiaire pour enfants. Mais Annie a sauvé de la noyade le fils du policier, un malheureux infirme. Le policier est venu en théorie délivrer l’ordonnance mais il annonce aux deux vieux qu’il l’a déchirée en mille morceaux, il s’emporte et tempête puis serre l’orpheline dans ses bras. Lorsqu’il est parti, celle-ci fait la réflexion qu’il a joué la comédie de la fureur mais qu’il était en larmes, car sa joue était mouillée quand il l’a embrassée. C’est la réticence de ces larmes cachées qui fonde ici le pathétique et qui rend la scène émouvante.
Voici une autre scène lacrymale. Marie-Antoinette, dans le shôjo manga de Riyoko Ikeda La Rose de Versailles (Versailles no bara, publiée dans l’hebdomadaire Margaret à partir de 1972), doit écrire une lettre de condoléances à son frère Joseph, empereur d’Autriche, après la mort de sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse. Mais la reine pleure si abondamment que les lignes se brouillent sous ses yeux et qu’elle ne voit plus ce qu’elle écrit. Voilà des larmes moins discrètes, et qui correspondent dans leur abondance même à la physiologie de la lecture des romans, puisque le fait d’être aveuglé par les larmes au point de ne pas pouvoir lire plus avant fait partie des expériences normales d’une lectrice ou d’un lecteur. Dans Les Enfants de l’abbaye (The Children of the Abbey, 1796) de Regina Maria Roche, Amanda Fitzalan, qui a décidé de ne pas aller au bal, prend pour s’occuper Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre et bientôt « avec l’infortuné Paul, elle faisait pleuvoir un déluge de larmes ».
En Occident : une poétique de la réticence
On pleure peu dans les littératures dessinées occidentales. L’attitude typique de l’héroïne Belinda Blue-Eyes, dessinée par Steve Dowling puis Tony Royle, qui est un peu la Little Orphan Annie britannique (et dont les aventures débutent en 1936 dans le travailliste Daily Mirror) est la main devant la bouche, in mild embarrassment, nullement les larmes. En France, dans les innombrables scénarios de Marijac pour des mélodrames centrés sur des personnages féminins, dessinés par Gloesner, Forest, etc. les larmes sont peu nombreuses et, quand elles coulent, elles ne sont pas vues des autres personnages.
Nous pouvons généraliser notre observation au registre littéraire du pathétique. En Occident, le pathétique est rare dans les littératures dessinées. Ainsi, le roman du martyre féminin est très édulcoré. Toutes les héroïnes précitées, orphelines du newspaper strip ou personnages de mélodrames dans la presse destinée aux filles, sont caractérisées par leur optimisme, leur résistance quasi surhumaine ; elles sont increvables, littéralement. Dans les journaux pour enfants français, c’est dans la presse confessionnelle qu’on aura le plus de chance de trouver du pathos, à travers une bande dessinée hagiographique, ou un récit de martyre féminin, présenté comme un exemplum de vertus chrétiennes. Cela représente du reste une sorte de paradoxe, puisque la raison d’être de cette presse bien-pensante, est précisément d’éviter le sensationnalisme présumé de la presse de bande dessinée « commerciale », et que le fait de tirer des larmes – de même que le fait de provoquer des frissons –, est indiscutablement à ranger dans la sensation, larmes et frissons n’étant pas autre chose que la pitié et la peur, émotions dominantes de la tragédie. De fait, la Commission de surveillance créée par la loi du 16 juillet 1949 pourchasse impitoyablement ce qui relève du sensationnel, qui entre dans sa conception de la démoralisation de la jeunesse. Et si le censeur français dénonce au premier chef le climat de brutalité des séries d’aventures, les dangers de l’affectivité ne sont, selon lui, pas moindres. La Commission précise ainsi dans son Compte rendu de 1964 qu’elle « a formé, en son sein, un groupe de travail chargé d’étudier les problèmes posés par l’apparition, dans la presse enfantine, de brochures apparentées à la “presse du cœur” ». Autrement dit, le genre sentimental est attaqué aussitôt qu’il apparaît (il s’agit en l’occurrence de la traduction de romance comics américains), avec ni plus ni moins de hargne que le genre aventureux.
Précisément, penchons-nous sur les romance comics, américains, ces bandes dessinées destinées à un lectorat de jeunes filles et de jeunes femmes, inaugurés par Jack Kirby et Joe Simon avec Young Romance, en 1947, pour l’éditeur Prize. Voici un genre dont, selon toute apparence, la promesse éditoriale était précisément le pathétique et la sensation, puisque la recette narrative était calquée sur de fausses confessions féminines dans des pulp magazines spécialisés comme True Confessions. Le motif emblématique des romance comics est par conséquent le visage féminin inondé de larmes. Le peintre Roy Lichtenstein s’en souviendra dans Hopeless, inspiré d’une case de Tony Abruzzo extraite de Girls’ Romances, ainsi que dans d’autres tableaux inspirés d’autres cases, de Jack Kirby, de John Romita, etc. Pourtant la chose curieuse, lorsqu’on lit les récits dessinés en question, c’est que les affects n’y tiennent en réalité qu’une place des plus réduites. Le sujet du récit n’est absolument pas la situation émotionnelle du personnage féminin, mais son désarroi, ou, si l’on préfère, sa situation morale. Les romance comics ne sont pas une littérature pathétique, contrairement à leur source cinématographique (qui est le « weepie » ou mélodrame lacrymal destiné à un public féminin), mais une littérature didactique et morale, destinée aux jeunes filles, dont les finalités sont la prémunition (contre la tentation de céder à ses impulsions, de négliger les conseils parentaux, etc.) et la prescription (attendre le bon âge, le bon partenaire, le bon moment, etc.). Le fait que les récits soient écrits et dessinés par des hommes ne peut qu’exagérer cette tendance didactique.
Au Japon : le triomphe du pathétique
Tout différent est le cas japonais, où les mangas destinés aux filles sont le lieu même du pathétique. Les années 1970 représentent à cet égard le triomphe, et en partie la réinvention, d’une littérature féminine centrée sur les passions, à travers les créations du nijûyo nen gumi (du « groupe de l’an 24 de l’ère Shôwa », soit 1949 de notre calendrier, date de naissance approximative des autrices, ce qui permet de définir une génération), parmi lesquelles Moto Hagio, Keiko Takemiya et Ryoko Ikeda. Ainsi ce qui a un caractère d’exception en Occident représente la norme dans l’aire culturelle japonaise.
Les affects passent avant la vérité des personnages. Oscar a
une explication avec son père et se réconcilie avec son sexe social masculin.
Gardons-nous cependant d’un contresens. Le shôjo manga ne cultive ni le misérabilisme ni le pathétique extrême. En général, c’est plutôt la mièvrerie qui domine, par l’exploitation de la littérature de jeunesse pour filles, du type Heidi de J. Spyri, ou Pollyanna de Eleanor H. Porter, autrement dit une littérature sentimentale adaptée à des enfants (la résolution de tout prendre avec le sourire qui guide la Pollyanna de E.H. Porter, et qu’on retrouve par exemple dans les créations de Yumiko Igarashi, dessinatrice de Candy Candy, évoque fâcheusement une forme de crétinisme). Si l’on cherche le topos classique de la scène d’agonie, on trouvera seulement dans le shôjo manga quelques fillettes alitées et gravement malades. Celles-ci reprennent en réalité des versions édulcorées de deathbed scenes victoriennes, devenues des histoires d’enfants (garçons ou filles) invalides et alités (mais qui guériront), dans le roman pour filles de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe (The Secret Garden, 1911, de Frances Hodgson Burnett). En somme, si dans le shôjo manga larmes et frissons constituent le menu ordinaire, ce n’est pas en raison d’un contenu narratif qui emprunterait au mélodrame le plus sombre, mais parce que la tonalité émotionnelle du personnage focal constitue elle-même la matière du récit, de sorte que cette littérature est une héritière lointaine du roman de la sensibilité du XVIIIe siècle européen. On pense aux romans de Richardson en Angleterre (Pamela, 1740, Clarissa, 1748), à La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, aux Souffrances du jeune Werther (1795-96) de Goethe. Il n’est pas étonnant que Riyoko Ikeda ait puisé dans le XVIIIe siècle, avec La Rose de Versailles, provoquant le séisme initial qui chamboula le shôjo manga des années 1970, ni que la même ait exploré ensuite la geste de Napoléon (Heroica), ou celle Catherine de Russie (Jotei Ekaterina, L’Impératrice Catherine, d’après Henri Troyat). Tous ces récits se déroulent à une époque qu’on pourrait appeler l’âge de la sensibilité. Certes, on peut sourire des erreurs de civilisation que sème une telle littérature de la sensibilité, dans un tel cadre historique et géographique. Sans doute ne serait-il pas inexact de parler ici d’« occidentalisme » (concept qui reprend en miroir celui d’« orientalisme »), autrement dit d’une vision fantasmée d’un Occident considéré comme le lieu même de l’exotisme, et par conséquent fascinant.
Tout aussi parlant est le fait que, pour raconter en parallèle l’histoire d’Oscar François de Jarjayes, personnage imaginaire, et de la reine Marie-Antoinette, Riyoko Ikeda se soit inspirée de la biographie de Stephan Zweig, Marie-Antoinette : Bildnis eines Mittleren Charakters. C’est ce portrait d’un personnage moyen, ni sainte ni « grue », pour citer Zweig, en dépit des versions antagonistes de l’hagiographie royaliste et de la cacographie révolutionnaire, qui intéresse la mangaka, car c’est précisément ce caractère moyen qui permet d’aborder le personnage à travers ses affects, et de la rendre compréhensible à la lectrice (c’est aussi, accessoirement, ce qui explique la place donnée à la comédie dans la première partie du récit, car le rire est lui aussi un affect).
Le roman de pensionnat : entre « occidentalisme » et gender bending
À côté du roman historique vu du côté des femmes, l’autre grande référence littéraire des mangakas de la « génération 49 », c’est la littérature de jeunesse destinée aux filles et en particulier la school story, le roman de pensionnat. En Occident, ce genre canonique et increvable de la school story était à tort déclaré obsolète par l’industrie de la littérature de jeunesse, et il demeura suspect jusqu’au succès planétaire d’un certain petit sorcier anglais, suivi à travers ses années d’écolage. Dans le contexte fictionnel du pensionnat, on retrouve naturellement le caractère « moyen » des personnages, puisqu’ils sont en théorie des préadolescents ou des adolescents. On retrouve aussi l’« occidentalisme », à travers un double décalage, géographique et genré, le lectorat féminin du shôjo manga étant convié à s’intéresser à des amours (platoniques) entre garçons. Le pensionnat est féminin et japonais dans Oniisama e... de Riyoko Ikeda (Margaret, 1975), mais la même mangaka décrit une école de musique allemande destinée aux garçons dans Orpheus no Mado (La Fenêtre d’Orphée, Margaret, 1975-1977). Pensionnat allemand de garçons dans Thomas no Shinzô (Le Cœur de Thomas) de Moto Hagio (Shûkan Shôjo Comic, 1974). Pensionnat de garçons en Provence de Kaze to Ki no Uta (Le Chant du vent et des arbres) de Keiko Takemiya (Shôjo Comic puis Petit Flower, 1976-1984). À noter que Kaze to Ki nu Uta se passe en France plutôt qu’en Allemagne pour la raison principale que Keiko Takemiya a puisé son inspiration du roman semi-autobiographique de Roger Peyrefitte Les Amitiés particulières (1943), par le biais du film de Jean Delannoy qui en a été tiré en 1964. Mais Moto Hagio ne semble pas moins inspirée par la même source. Le suicide de Thomas, non montré mais qui ouvre Thomas no Shinzô, est manifestement calqué sur le suicide d’Alexandre, qui clôt Les Amitiés particulières.
Occidentalisme. Ratisbonne comme lieu de l’absolue étrangeté.
À propos de l’exotisme « allemand », on est chez Moto Hagio comme chez Riyoko Ikeda dans une Allemagne de la plus haute fantaisie, parce que faite de poncifs romantiques et romanesques mis bout à bout, et qui amusera beaucoup le lecteur germain ou germanophone. Il est à noter que l’Allemagne a une influence secrète sur le reste du roman de pensionnat (encore une fois, l’action de Kaze to Ki no Uta, de Keiko Takemiya, a failli être située en Allemagne), et sur le reste du shôjo manga (on a dit plus haut tout ce que la Marie-Antoinette de Versailles no bara devait à Stefan Zweig). Le monde du pensionnat (masculin) doit beaucoup à Herman Hesse, de sorte qu’à la school story se mêlent des mobiles tirés du roman initiatique. D’où aussi un symbolisme « chrétien », par exemple dans Thomas no Shinzô, mais déployé en complète méconnaissance du christianisme. Le thème de la dépravation par un adulte dans Kaze to Ki no Uta comme dans Thomas no Shinzô remue également des enjeux qui relèvent à la fois du roman d’apprentissage et d’une littérature symbolique à vrai dire assez vague dans ses intentions.
Aux filles travesties en garçons (comme Oscar dans Versailles no bara), dont la source directe est le Ribbon ni Kishi (Princesse Saphir) de Tezuka, se rajoutent donc, comme une autre forme de travestissement, mais littéraire celui-ci, les garçons connaissant des « amitiés particulières », une thématique a priori surprenante dans des publications destinées à un lectorat féminin qui a, en gros, l’âge du collège. On peut comparer à cet égard, plusieurs situations s’étendant au long d’un spectre. Reprenons trois séries de Riyoko Ikeda. Versailles no bara relate les amours d’André et d’Oscar, cette dernière étant à la fois garçon et fille (elle est capitaine de la garde, en travesti masculin, mais ne cache pas le fait qu’elle est biologiquement une fille). Dans Oniisama e..., le pensionnat (au Japon) est entièrement féminin et les attirances sont d’ordre saphique. Dans Orpheus no Mado, le personnage de Julius, qui est une fille, mais qui a été élevée en garçon, comme Oscar, intègre le conservatoire pour garçons de Ratisbonne en déguisant son sexe, et sera prise dans un triangle amoureux avec des garçons (donc dans des amours qui relèvent apparemment des « amitiés particulières »). Par contre, chez Keiko Takemiya (Kaze to Ki no Uta) comme chez Moto Hagio (Thomas no shinzô), les garçons sont de vrais garçons et vivent d’authentiques « amitiés particulières ». C’est le cadre « non-occidentaliste » du pensionnat japonais de Oniisama e... qui dénude ici la convention. L’amour (platonique) à l’intérieur du même sexe (masculin) des pensionnats de garçons renvoie de façon codée à la school story dans sa version féminine. Puisque celle-ci a pour cadre un univers non-mixte, elle favorise des relations entre filles. Au Japon, ce genre littéraire est codifié dans le roman destiné aux filles (shôjo shôsetsu), en particulier dans l’entre-deux-guerres, les récits mettant en scène des relations platoniques très intenses entre une « grande » et une « petite » à l’intérieur d’une école. [1] À qui trouverait une telle littérature scabreuse, il n’est pas inutile de représenter que la school story destinée aux filles dans l’aide culturelle anglophone présente des phénomènes assez analogues (la passion romantique en moins), les filles des petites classes idolâtrant les « grandes », en qui elles voient des modèles de féminité achevés, dont elles quêtent les faveurs, et à qui elles désirent de (et désespèrent de) ressembler un jour.
Plus peut-être que les autres formes fictionnelles, les littératures dessinées se placent dans un univers créé de toutes pièces (par le dessin et par le dispositif) et obéissant à ses lois propres (et rien n’oblige ces lois à être conséquentes ou logiques, elles doivent seulement être claires). De fait, toutes ces ambiguïtés sexuelles, qui seraient de la plus haute invraisemblance dans le monde réel, paraissent parfaitement naturelles, compte tenu du style graphique du shôjo manga, qui confond délibérément corps féminin et corps masculin (restant seul distinctif le corps adulte, c’est précisément celui du séducteur, ou du prédateur). Oscar et André, qui consomment leur union dans la deuxième moitié de Versailles no bara, dans une scène d’alcôve qui fit grande impression dans l’univers en somme très sage du shôjo manga, sont représentés comme androgynes et en réalité indifférenciés, puisque leurs organes sexuels et leurs caractères sexuels secondaires ne sont pas représentés. Dans tous les récits de pensionnat de garçons, tous les garçons ont l’air de filles, ou en tout cas sont androgynes, visages pointus, grands yeux, petits nez, épaisse chevelure, corps graciles. Or ces récits s’adressent à des filles pré-pubères, ou qui sont au début de la puberté, et dont les corps présentent donc temporairement les mêmes caractéristiques que ceux des personnages (androgynie, corps « angéliques », sans caractères sexuels qui les associent à la sexualité et à la procréation). Ceci pose l’intéressante question de la projection de la lectrice sur les personnages. Il est possible de lire les récits comme une sorte de propédeutique à l’éducation sentimentale, à travers des amours platoniques entre des êtres sexuellement indifférenciés.
tome 1, Margaret Comics, 1972.
Les stigmates de la joliesse mièvre.
Le kawaii (cuteness), la joliesse mièvre – celle des grands yeux, des visages pointus, des corps graciles, des costumes de gravures de mode, des petites fleurs, etc. – est ce qui le fait le plus immédiatement détester le shôjo manga, et qui justifie les accusations de stéréotypie, de littérature industrielle, de commercialisme en lien avec les autres productions kawaii dans les biens de consommation – à tel point qu’on peut parler de stigmates stylistiques ou esthétiques attachés à un genre. Mais la joliesse est un élément constitutif, non seulement du shôjo manga (du manga pour filles) mais du concept de shôjo « tout court », qui désigne donc « les filles », au sens d’un sexe et d’un période de la vie (correspondant à ce qu’en anglais on nommait traditionnellement girlhood, qui suivait la childhood et précédait la womanhood), mais qui ne s’arrête évidemment pas à des critères démographiques et relève d’un complexe culturel (shôjo bunka, la culture des filles), qui fait à présent l’objet d’un champ de recherche académique, bien au-delà du domaine des mangas (les shôjo studies, shôjo-ron). En particulier, l’idée de pureté (et donc de chasteté, avec ses emprunts déformés à la culture chrétienne, qui sont un bon exemple d’« occidentalisme ») semble une composante importante de cette culture, à égalité avec celle d’élégance et de décorum. Il n’est pas anodin que dans Kazi to Ki no Uta comme dans Thomas no Shinzô le mal surgit sous la forme d’une séduction par un mâle qui précisément ne partage pas les traits féminins des autres protagonistes (il est défini quant à lui par des traits « adultes »).
Logique compositionnelle et visée compassionnelle
Revenons à l’affectivité. Le schéma est ici le passage de l’émotion représentée par le dessinateur – et donc de l’émotion éprouvée par le personnage fictif – à l’émotion ressentie par la lectrice. Les grands yeux semés d’étoiles et de larmes caractéristiques du shôjo manga sont à la fois des fenêtres et des miroirs : des fenêtres ouvertes sur l’âme des protagonistes, et des miroirs tendus à la lectrice pour qu’elle y reflète ses propres affects. Cependant le propre d’un poncif est qu’on l’use. Les immenses yeux du shôjo manga, à force d’expressivité, finissent par devenir curieusement opaques, prenant l’allure de bijoux rutilants, comme des yeux d’insectes. Éternellement semés d’étoiles, par vocation baignés de larmes, ils deviennent un simple masque, signifiant l’intériorité et la prédominance des affects, mais ne communiquant pas ces affects. Finalement, on peut se demander si la convention occidentale de représenter les yeux comme des ovales vides (que l’on observe aux États-Unis chez la Little Orphan Annie de Harold Gray et, de façon moins cohérente, en Angleterre, chez la Belinda Blue-Eyes du Daily Mirror), en déléguant au lecteur le soin d’attribuer une émotion au personnage, qui n’en exprime pas, n’encourage pas de façon bien plus efficace ce lecteur à éprouver lui-même cette émotion en la projetant sur le personnage.
Mais c’est principalement par le dispositif spatio-iconique qu’opère la communication des affects. Tout, en effet, dans ce dispositif, est dominé par ce qu’en narratologie on nomme la réflectorisation, c’est-à-dire que tout est perçu « à travers » le personnage focal qu’en théorie littéraire on appelle, depuis Henry James, le « réflecteur ».
Le trait le plus frappant du dispositif du shôjo manga est que, à côté du compartimentage dans l’espace bidimensionnel de la planche, il propose une autre distribution, perpendiculaire au plan de la page, un feuilleté d’espaces superposés, qui, de l’avant vers l’arrière, étage la figure du personnage en pied et en costume, au premier plan, jusqu’à un arrière-plan souvent « atmosphérique », ou alors abstrait et semé de symboles, avec des plans intermédiaires, les vignettes se superposant de façon compliquée et alternant avec des dessins non encadrés.
Le dispositif entier apparaît comme un sensorium. Nous sommes « dans » le personnage focal, et ce que nous lisons, graphiquement et verbalement, correspond au flux de conscience, au stream of consciousness du personnage focal, nécessairement non linéaire. Le monologue intérieur, souvent éparpillé sur la planche, en constitue la partie verbale, mais les motifs graphiques, figuratifs et non figuratifs ne sont pas moins éparpillés. S’ensuit l’indistinction du fait et de l’émotion, du réel et de l’imagination, de l’actualité et du souvenir. Certains détails sont très révélateurs : par exemple si l’on parle d’un personnage que la lectrice ne connaît pas encore, ce personnage apparaît en surimpression puisqu’il appartient aux souvenirs du personnage focal.
(Shogakukan 1975).
La vision intérieure.
Une telle narration est nécessairement poussée vers l’abstraction, d’où le recours au symbolisme des petites fleurs, des états atmosphériques (dans la météorologie intime des fonds de case), ou alors au symbolisme du dispositif lui-même, chevauchements, espaces, vides, lignes diagonales et déséquilibrées. La figuration elle-même devient lacunaire, puisqu’on est toujours dans la subjectivité du « réflecteur ». Il en découle deux procédés surprenants pour le non-initié : l’image inachevée (ces personnages dont un seul œil est représenté) et l’impermanence des personnages, au rebours de ce qui se fait en général dans les littératures dessinées, où il convient que le personnage soit immédiatement reconnaissable, puisque le récit se lit à partir de lui, le dessin restituant ses faits et gestes. Les personnages n’ont pour commencer pas beaucoup de traits distinctifs. Si tous présentent un « air de famille » (du fait de la stylistique particulière au shôjo manga), ceux de Moto Hagio, dans Thomas no Shinzô, ne se distinguent que par leurs cheveux. Les personnages à cheveux noirs peuvent les avoir blonds l’espace d’une case, ou bien grisés par un hachurage, puisque la vision que nous en avons est avant tout intérieure.
De même, la représentation d’ensemble d’un groupe humain, clairement situé dans un décor, est ce qui occupe le moins de place, parce que, dans les percepts, le décor familier occupe très peu de place, qu’il est reconnu plutôt que réellement vu. Une place très grande, au contraire, est accordée aux êtres humains, en particulier à leur communication « non verbale », à ce qui concerne les expressions du visage, et, dans le visage, à ce qui relève du regard, d’où tout justement les grands yeux. C’est bien selon cet ordre d’importance décroissante que s’étage le contenu iconique : des visages, puis des têtes, puis des corps, puis, loin derrière, des objets et des lieux physiques, en tant qu’ils servent de support et de cadre à ces corps, et de façon tout à fait marginale des lieux ayant eux-mêmes une « physionomie », des décors « complets ».
Une économie de l’affectivité
Curieusement, le système graphique, compositionnel et narratif mis au point dans le shôjo manga des années 1970 fonctionne dans tous les genres, y compris ceux destinés à une cible masculine. Outre Kaze to Ki no Uta, histoire de pensionnat provençal, l’autre grande série de Keiko Takemiya est Terra e (Vers la Terre, Gekkan Manga Shônen, 1977-1980) qui est de la science-fiction, dont l’idée de départ semble mélanger Caves of Steel d’Isaac Asimov et Slan d’A. E. Van Vogt.
Les codes du shôjo manga adaptés au récit de science-fiction pour garçons.
Ces mises en page « éclatées » et « feuilletées », aux antipodes d’un récit découpé de case en case selon l’ordre de la successivité causale et temporelle, ont cet effet que la lectrice est comme happée par un système qu’on pourrait décrire à la fois comme compositionnel (au sens de la composition de la planche) et comme compassionnel (au sens du partage d’une émotion). L’étagement perpendiculaire au plan de la page, le feuilleté, devient ici celui des états affectifs. Au premier plan, ce qui conduit le récit, ce sont les affects, au sens de l’expérience affective primitive, tristesse, pleurs, désespoir, rire, explosion de colère, réaction instinctive, d’admiration, d’envie, de jalousie, ou au contraire fuite, enfermement dans le mépris. C’est ce qui explique qu’on ait affaire à une collection d’individus aux réactions « primaires », d’écorchés vifs, réagissant sans délai, avec emportement, même si une partie de ces réactions consiste paradoxalement à se couper de l’interlocuteur ou du témoin, à s’esquiver, à renoncer à manifester une émotion ou un sentiment.
Sur un second plan, ces affects accèdent au statut d’émotions. Elles acquièrent un caractère social, en tant qu’elles portent sur un objet (amour, haine, jalousie). Intervient ici la représentation des personnages en interaction, deux à deux, ou alors du groupe humain entier, puisque ces émotions portent le récit, les personnages étant définis précisément par leurs positions émotionnelles. Ces positions émotionnelles sont commentées par la collectivité, c’est-à-dire la communauté scolaire dans les romans de pensionnat, ou bien la cour, ou le peuple, dans Versailles no bara.
Finalement, en arrière-plan, se dévoilent les passions correspondantes, c’est-à-dire ce qui anime véritablement les personnages et qui constitue aussi leur vérité psychologique, et le plus souvent le secret qu’ils cachent, amour impossible ou refoulé, haine inextinguible, jalousie morbide, ambition dévorante, perversité constitutionnelle, etc. Ces passions sont révélées par l’intrigue, et non sans réticence puisque les récits sont fréquemment déceptifs et qu’on ne saura que tout à la fin quel secret cachait tel personnage.
(Shogakukan 2015).
Les émotions comme vecteurs d’interaction sociale.
Une conséquence de cette économie de l’affectivité est que les personnages sont à la fois tourmentés et peu agissants. D’autre part, cette mise au premier plan du sentiment n’est pas sans poser quelques problèmes d’ordre narratif. En particulier, on distingue une tendance à séparer, à l’intérieur du récit, ce qui relève de la vision subjective, de l’émotion, de l’introspection, qui est porté comme on l’a vu par le dispositif feuilleté, ce qui relève des faits et gestes des personnages (qui fait l’objet d’une narration au fond assez classique, dans l’espace bidimensionnel de la planche, avec cases reliées par des rapports de causalité et de consécution), et plus bizarrement ce qui relève de l’intrigue, qui a également des pages dédiées, et qui procède de mystère en révélation. Les lectrices sont tout à fait conscientes de cette séparation entre émotion et action, et se plaignent le cas échéant dans le courrier adressé à la revue que tel épisode est consacré en entier au mûdo (anglais mood). L’intrigue est en tout état de cause le point faible des auteurs, qui opèrent à l’intérieur des contraintes génériques du feuilleton, et n’hésitent pas à introduire des éléments incidents, des digressions, à changer brutalement le cours de leur récit, etc.
Sensibilité et participation
Sur ce sujet de l’intrigue, il faut préciser que la participation de la lectrice n’est pas moins engagée par le mystère que par l’émotion. En réalité la distinction elle-même est fallacieuse, car le sentiment du mystère relève lui-même de l’affectivité. On doit revenir ici à une double origine littéraire, celle du roman de la sensibilité, qui fait partager à la lectrice les affects et les passions du personnage, mais aussi celle du roman gothique qui est le successeur immédiat du précédent à la toute fin du XVIIIe siècle, et qui procède par accumulation de mystères et par révélations [2].
Cette double filiation n’est pas sans conséquences sur le plan esthétique. Le roman gothique place l’action avant le personnage, alors que le genre romanesque, tel qu’il naît en Angleterre au XVIIIe siècle, trouve normalement sa vérité, sa légitimité dans la justesse de l’étude de caractère. Le roman de la sensibilité, quant à lui, place l’émotion avant l’action. On trouve ici préfigurées les deux caractéristiques du shôjo manga des années 1970, mais celui-ci a tendance à les construire de façon transitive : « action plutôt que caractère » et « émotion plutôt qu’action » se simplifie alors en « émotion plutôt que caractère ». Une conséquence est la place négligeable donnée à la vérité psychologique du personnage (ce qui compte est la représentation de l’état affectif, et il importe assez peu finalement que le personnage représenté soit fondamentalement incohérent). Les beaux ténébreux du shôjo manga – descendants des traîtres gothiques – n’ont souvent pas grand-chose à dissimuler, ou alors l’explication qui est donnée de leur conduite, le secret qu’ils portent, pourrait être conventionnellement remplacé par tout autre. Cette faible consistance est un peu déguisée par le caractère de Bildungsroman du récit (le personnage ne peut être très fermement dessiné puisqu’il est par définition en train de devenir lui-même), voire par le caractère « initiatique » du récit (le personnage ne peut être fermement dessiné puisqu’il n’est en somme qu’un symbole de lui-même, d’un lui-même qui relève de la psychologie des profondeurs). Une autre conséquence, déjà relevée plus haut, est la faible place donnée à l’action, puisqu’elle est le second terme, le terme qui s’efface dans la relation transitive entre caractère et action, d’une part, entre action et émotion d’autre part. On retrouve de ce fait dans le shôjo manga une tendance à représenter de façon grandiloquente des faits et gestes somme toute banals, ou à l’inverse une tendance à accumuler des actions dans des planches surchargées, actions qui ne font guère avancer le récit, mais qui sont nécessaires parce qu’il faut bien, encore une fois, qu’il « se passe quelque chose » dans chaque épisode.
Il s’agit là cependant d’un faible prix à payer pour une forme romanesque dont le mérite est qu’elle pousse la lectrice à récrire, corriger, compléter le texte. Le fait même que le récit se présente comme incomplet – dans les dessins inachevés, dans le dispositif qui « flotte sur la page », dans le caractère fragmentaire du monologue intérieur – est une invitation adressée à la lectrice d’investir le dispositif spatio-iconique pour le compléter. Cette tendance ira en s’accentuant après la période que nous étudions ici, s’achevant dans une forme d’évanescence.
Le droit de suggestion
Mais la participation est aussi celle de la mangaka, qui crée sous l’inspiration d’une multitude de sources occidentales, littéraires, filmiques ou simplement tirées de « l’air du temps ». Ainsi l’« occidentalisme » des récits pseudo-historiques comme Versailles no bara ou des romans de pensionnats pseudo-germaniques doit se lire comme le réinvestissement fantasmatique d’un espace de sens japonais. Sur le plan littéraire, la « génération 49 » redéfinit les finalités assignées au shôjo manga, et les mangakas doivent imposer à des rédactions parfois réticentes leurs choix en termes de thématique, de genre, de style, de forme (le choix du roman historique, le choix de représenter des « amitiés particulières », le choix de récits très longs, la conception même de ces récits, donnent lieu à d’âpres négociations).
En ce qui concerne la lectrice, le shôjo manga de la « génération 49 » présente une solution particulièrement élaborée à un problème complexe, qui est la négociation par les jeunes lectrices de leur propre identité, qui leur permet d’appréhender à travers des figures symboliques de garçons androgynes leur propre désir, et leur assure au moyen d’une dichotomie entre amour et sexualité une transition vers leur destin de femmes.
Le combat littéraire accompagne des mues économiques et sociales. Le rôle rapidement changeant des deux sexes dans le Japon des années 1970 est ici un élément clé. La « génération 49 » témoigne de la conquête par les femmes d’une activité littéraire et artistique, pas forcément bien vue par la société (la mangaka ne vivant que pour son art, elle n’a ni mari ni enfants ; elle travaille autant qu’un homme, c’est-à-dire qu’elle travaille tout le temps ; si le succès est au rendez-vous, elle peut s’assurer des revenus confortables). Ici encore, il y a un parallèle à faire avec la littérature féminine en Europe aux XVIIIe et au XIXe siècle. L’écriture est l’un des domaines auquel les femmes ont accès, alors qu’elles n’ont pas accès aux professions libérales et sont condamnées à des activités qui sont celles du prolétariat intellectuel (par exemple celle de gouvernante, qui relève d’une catégorie supérieure de domesticité). Mais l’accès des femmes à la littérature – ici à la littérature dessinée – signifie aussi le défrichement d’une nouvelle contrée dans la psyché humaine, les mangakas réinvestissant le roman de la sensibilité en amenant à la surface du récit l’affect et en exprimant à travers l’affect un point de vue spécifiquement féminin. La mangaka Machiko Satonata (née en 1948) déclare à propos des shôjo mangas réalisés par des hommes dont elle s’est nourrie : « Je pensais que je pouvais faire mieux, et que des auteurs femmes comprendrait mieux que des hommes ce que veulent les filles » [3].
Ces deux idées, de la participation et de la sensibilité, semblent consubstantielles au médium des littératures dessinées. Pour ce qui est de la participation du lecteur, tous les spécialistes de bande dessinée s’accordent à dire que le lecteur doit faire une partie du travail puisque la forme est essentiellement lacunaire. Et ce qui est vrai pour le récit lui-même est vrai pour le contenu, pour la fable.
Même centralité dans les littératures dessinées de la sensibilité. Ici encore, on peut renvoyer aux théories esthétiques du XVIIIe siècle. « To describe is to limit but to suggest is to stimulate », écrivait Isaac d’Israeli (Vaurien or Sketches of the Times, 1797), une phrase qui pourrait servir de programme au type de narration imagière choisi par nos dessinatrices. À quoi semble faire écho le Dr Wertham, le psychiatre germano-américain qui ferrailla contre les comic books. Au terme de suggestion, il préféra celui de seduction (son maître-ouvrage est titré précisément Seduction of the Innocent, 1954), mais qui n’en invoque pas moins la notion de suggestion et celle de stimulation pour démontrer le caractère pousse-au-crime des comics, par démoralisation et par instruction technique : « If you teach somebody the technique of something you, of course, seduce him into it » (témoignage devant la commission sénatoriale Kefauver, en 1954). On est évidemment ici aux antipodes de la littérature morale du XVIIIe siècle qui, elle, postule que si on peint sous de vives couleurs les passions mauvaises et le crime, le lecteur s’en détournera avec horreur. Mais le lien est fait explicitement entre la lecture des comics et une forme d’entraînement, de persuasion (seduction), par la communication, ou mieux par la contamination des affects, et en ce sens, les adversaires des littératures dessinées ont touché juste. Seules leurs conclusions sont erronées et relèvent de la paranoïa et, dans le cas de Wertham, du charlatanisme. Dans la situation institutionnelle des littératures dessinées en Occident, il n’était pas question que celles-ci laissent une large place aux affects, aux émotions, aux passions (leur caractère « passionnant » était précisément dénoncé comme pousse-au-crime, comme « démoralisant », dans le jargon de la loi française du 16 juillet 1949). Mais dans le contexte culturel du Japon des années 1970, ce domaine de la sensibilité et de la passion pouvait impunément être investi par les littératures dessinées, et même se voir donné une forme spécifique dans un genre destiné à un lectorat de jeunes adolescentes.
Harry Morgan
[1] Nous renvoyons à Deborah Shamoon, « Revolutionary Romance : The Rose of Versailles and the Transformation of Shôjo Manga », Mechademia, University of Minnesota Press, volume 2, 2007, p. 3-17.
[2] Pour cette idée de la participation comme une conquête du roman gothique, nous renvoyons à J. M. S. Tompkins, The Popular Novel In England, 1770-1800, 1932.
[3] Cité dans Frederik Schodt, Manga, Manga, Kodansha, 1983, p. 97.