adèle blanc-sec : le savant fou
Tardi | Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, t. 3 : Le Savant fou | album Casterman 1977 | planche 1 | H 44 x L 32,3 cm (en deux parties) | encre de Chine et gouache blanche sur papier | inv. 96.10.8
[Novembre 2015]
Il s’agit de la première planche du Savant fou, troisième tome de la série Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. La planche n’est encore qu’un squelette auquel il manque sa « chair », à savoir les couleurs pastel de l’excellente Anne Delobel. Pourtant, cette composition, encrée, est déjà en soi un superbe objet esthétique. Mais un objet un rien curieux, en ce sens que le baroque et le classique – grâce à la ligne claire – s’y marient sans accroc.
Bien que parfaitement intégrée au tout, la partie haute de la planche (strips 1et 2) relève de l’illustration au sens où celle-ci a trait au décoratif. Faisant suite à une vue plongeante sur les toits de Paris sous la neige (ce qu’en l’état on ne peut deviner), le deuxième strip s’articule autour d’un récitatif logé dans un cartouche circulaire de part et d’autre duquel apparaissent deux monstres grimaçants. Ces sinistres figures que sont le ptérodactyle du Museum d’histoire naturelle et Pazuzu (le dieu assyro-babylonien) laissent entendre que nous n’en avons pas fini avec l’esprit grand-guignolesque des tomes précédents. Ces figures participent, en outre, de cet ingrédient du décoratif qu’on nomme l’ornement. Ce qui nous mène à considérer que la composition de ce strip atypique n’est pas sans lien, dans son esprit, avec les frontispices des récits populaires de la fin du XIXe (on songe au Diable à Paris, de Bertall, qu’historie Gavarni). Mais la marque du premier XXe siècle est là, également, qui fait de ce début du Savant fou une storia digne de figurer dans une bibliothèque spécialisée où figureraient les Mystères de Londres ou le Fantôme de l’Opéra.
La partie basse de la planche, quant à elle, voit l’arrivée tout à trac de l’héroïne. Nous la cueillons dans la rue, à chaud : à peine apparue, elle est déjà sur le qui-vive. Et la jeune femme de « lâcher » un point d’interrogation qui fait tache sur le fond noir de la voûte de l’immeuble devant lequel elle passe. Étonnamment, le fer forgé de la lampe, destinée à éclairer, la nuit venue, le passage, est fait de deux courbes dessinant les yeux de quelque hibou démesuré dont le corps se confondrait avec l’arrondi du troisième plan. Est-là une une image subliminale, discrètement glissée, qui vient ajouter à l’image que, de toutes façons, l’artiste a voulu « inquiéter » ?
Le zoom avant de la case 5 permet au lecteur de retrouver le visage d’Adèle, telle qu’en elle-même, avec ses délicieuses taches de rousseur et son joli minois revêche. Le second ballon que la fille « émet » confirme qu’elle est bel et bien suivie : nous n’aurons pas eu longtemps à attendre que quelque chose se produise. La vignette 6 nous montre le dos du suiveur qui, parce que cadré dans le bas de l’image, ne peut que « monter en puissance ». De fait, au fur et à mesure que nous descendions « dans » la planche, augmentait, en contre-point, le suspens. Adèle, qui n’a pas froid aux yeux, a pris ses dispositions. Nous sommes au coin de la rue et l’héroïne a levé son parapluie pour faire un sort à l’homme en noir. C’est, à la lettre, le premier « tournant » du récit.
Les quatre cases de ce troisième strip, beaucoup plus hautes que larges, ont évidemment un lien avec l’idée d’étroitesse. D’entrée, nous avons été introduits sur la scène d’un récit « étouffant », dans les vignettes duquel Adèle va devoir tailler son chemin. Si, pour reprendre l’adage augustéen ad augusta per angusta, « vers la félicité par des voies resserrées », Adèle doit passer par des lieux sinistres et tortueux, nous tenons-là un bon début ! La Ville, dont l’auteur nous a donné en case 1 une vue globale, va se révéler être un « souterrain à ciel ouvert » (en sus des « vrais » souterrains) où le parcours des protagonistes sera faufilement, filature et progression labyrinthique.
L’économie signifiante de la planche est celle d’un auteur en pleine possession de ses moyens qui, s’il se sent tenu de faire le résumé des chapitres-albums précédents, ne s’embarrasse pas de préséances. Il s’est agi pour l’artiste de « réembrayer » le plus vite possible : une planche aura suffi. Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, contrairement aux récits classiques de Franquin ou de Morris, ne sont pas tant une suite d’histoires autonomes qu’un long feuilleton, parfois follement échevelé, saucissonné en unités commerciales de 48 pages dotées, chacune, d’un titre. Mais, à la différence de bien des auteurs, Tardi, qui ne cesse de jouer avec l’esprit des genres ici convoqués (le récit populaire, la BD d’aventures), tire parti, beaucoup plus qu’il ne les subit, des codes auxquels il sacrifie.
Pierre Fresnault-Deruelle