adaptation et fidélité sont dans un bateau
[Octobre 2020]
Jan Baetens, Adaptation et bande dessinée. Eloge de la fidélité, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2020, 228 pages.
Bande dessinée et adaptation était déjà pris : c’est le titre d’un ouvrage collectif paru en 2015, dirigé par Benoît Mitaine, David Roche et Isabelle Schmitt-Pitiot. Va donc pour Adaptation et bande dessinée, même si le fait de poser les termes dans cet ordre paraît moins pertinent, puisqu’il laisse entendre que la bande dessinée sera ici un champ d’application particulier d’un phénomène qui sera d’abord interrogé pour lui-même.
Mais, finalement, il y a un peu de cela dans la démarche adoptée par Jan Baetens. Si les exemples qu’il étudie sont tous empruntés au seul domaine du neuvième art, l’essayiste semble avant tout soucieux de démontrer trois propositions générales, trois postulats qui, visiblement, lui tiennent à cœur :
1° Tout est adaptation.
2° La question de la fidélité de l’œuvre cible à l’œuvre souche n’est pas, comme le laisserait entendre la doxa contemporaine, une question dépassée.
3° Le degré de réussite d’une adaptation se mesure justement en grande partie à la volonté de fidélité qu’elle manifeste. C’est le sens de l’« éloge » annoncé dans le sous-titre.
Si je n’ai pas de réserve particulière à l’endroit du deuxième postulat – la question de la fidélité m’apparaissant, non pas comme l’unique critère d’appréciation du travail adaptatif effectué, mais comme une dimension inhérente au geste adaptatif, qu’il serait par conséquent absurde d’évacuer, sauf à vider le concept même d’adaptation d’une grande partie de son sens –, je ne peux pas dissimuler que je suis beaucoup plus réservé sur le premier et le troisième.
En effet, sur les treize ouvrages qu’a retenus Baetens pour illustrer son propos, plusieurs n’entrent pas de façon évidente, immédiate, dans la catégorie des adaptations, et je ne les y aurais personnellement pas rangés. Ils semblent ici enrôlés au bénéfice d’une démonstration un peu trop volontariste, un peu forcée. Ainsi d’Aller-retour, de Frédéric Bézian (Delcourt, 2012), de Fritz Haber, de David Vandermeulen (Delcourt, 6 volumes parus depuis 2005), de La Cage de Martin Vaughn-James (Les Impressions nouvelles, 1986, pour l’édition française), des 99 Exercices de style de Matt Madden (L’Association, 2006), et de Chantier-Musil (coulisse), de Vincent Fortemps (FRMK, 2003). Il suffit du reste de regarder ce que dit Internet de ces différents ouvrages pour constater qu’aucun n’est communément qualifié d’adaptation.
Mais Baetens nous explique que dans Aller-retour, le roman de Simenon Maigret et l’Affaire de Saint-Fiacre est « présent au troisième degré » (une séquence de l’album cite – sans rien en montrer – un film adapté du roman) ; que Fritz Haber emprunte à des sources multiples et notamment à la Chanson des Niebelungen, là encore « par images cinématographiques interposées » ; que La Cage adapte, non une œuvre, certes, mais « une série de procédés, un esprit d’école », ceux du Nouveau Roman ; que les 99 Exercices de style de Madden sont une extension de ceux de Queneau, même si l’anecdote soumise à variations est différente et la nomenclature des procédés également, et que finalement seul le principe général a été conservé. Quant à Chantier-Musil (coulisse), c’est – il fallait l’inventer – une « adaptation qui va jusqu’à effacer sa propre source, que pourtant elle nomme mais qui ne semble subsister qu’à titre de vague "influence" » (p. 189). (Le livre consiste rappelons-le, en une série de dessins réalisés par Fortemps en temps réel, pendant des représentations d’un spectacle chorégraphique de François Verret inspiré de L’Homme sans qualités.)
Beaucoup de contorsions théoriques, donc, et une extension sans précédent donnée au concept d’adaptation. Extension qui culmine, page 202, dans un passage suggérant que, tout au long du processus de réalisation d’une histoire, l’écrivain aussi bien que l’auteur de bandes dessinées ne cessent de s’auto-adapter : dans cette perspective, peuvent être lues comme « relevant d’un processus d’adaptation », notamment, « la transition du manuscrit au tapuscrit, puis au volume publié, ou, pour prendre un exemple propre à la bande dessinée traditionnelle, le passage du crayonné au dessin à l’encre de Chine, puis à la version coloriée ».
Il n’est que plus paradoxal de vouloir traquer la fidélité aux œuvres souches, s’agissant de propositions qui, justement, ne revendiquent pas le statut d’adaptations. Mais, là encore, Baetens n’est jamais à court de ressources. C’est que la notion de fidélité est chez lui tout aussi élastique que celle d’adaptation. Il suffit de pointer entre les deux œuvres une analogie quelconque, de forme, de procédé, d’intention, pour que celle-ci soit qualifiée par lui comme une manifestation de fidélité. On me permettra de ne pas entrer ici dans le détail de démonstrations qui m’ont souvent laissé, c’est un euphémisme, dubitatif.
Et que dire de l’appréciation selon laquelle A la recherche du temps perdu revisitée par Stéphane Heuet serait une « belle » adaptation, si « l’on définit la beauté en termes de "justesse" » (p. 45). Les lecteurs qui se souviennent de mon ancien blog Neuf et demi n’ont peut-être pas oublié à que point ce travail m’est apparu indigent. Baetens fait allusion, sans me citer [1], au fait que « la critique savante n’a pas été tendre avec ce livre » ; cependant il ne répond à aucun des griefs que j’avais formulés, mais à d’autres que, je crois bien, il forge lui-même pour mieux les démonter, et qui ne touchent pas au cœur de l’affaire.
Sa croisade en faveur de la fidélité s’inscrit en faux contre un certain nombre de travaux récents qui valorisent au contraire l’adaptation comme interprétation, « nouvelle perspective sur l’œuvre de départ ». Mon sentiment est que les deux positions sont aussi dogmatiques l’une que l’autre et qu’il n’existe aucun critère absolu, pas plus l’originalité que la fidélité, permettant de décider a priori de la qualité d’une adaptation. Celle-ci ne peut être appréciée qu’au cas par cas, en tenant compte de paramètres multiples.
On ne trouvera pas dans l’essai de Jan Baetens une introduction à la problématique de l’adaptation telle qu’elle s’est posée hier et se pose aujourd’hui dans le champ de la bande dessinée. Le nom d’Alberto Breccia, par exemple, n’y est mentionné nulle part, lui qui, pour l’exemplarité de son travail sur les textes de Poe, Grimm, Sabato, Lovecraft et quelques autres, s’est imposé comme un maître adaptateur [2]
Mais on y rencontrera, en plus des études de cas déjà mentionnées, d’autres chapitres sur Tardi et Nestor Burma ou sur la version du Joueur d’échecs, de Stefan Zweig, par David Sala. A cet égard, c’est un livre qui peut être considéré comme complémentaire par rapport à l’ouvrage collectif Transmédialité, bande dessinée et adaptation, paru aux Presses universitaires Blaise Pascal en 2019, dont j’ai rendu compte ici-même – et où le corpus étudié recoupait celui de Baetens s’agissant d’un ouvrage, Le Château de Kafka interprété par Olivier Deprez.
Jan Baetens est un homme d’excellente compagnie et un chercheur dont les qualités ne sont plus à démontrer, à commencer par sa connaissance étendue et sans cesse réactualisée de tout le champ théorique, dans plusieurs langues. Il ne peut malheureusement pas toujours s’empêcher de succomber à son démon, qui consiste à utiliser les œuvres sur lesquelles il se penche comme points d’appui pour étayer des propositions théoriques définies a priori et trop souvent contestables. Plus que d’autres, ce livre-ci en est l’illustration.
Thierry Groensteen
[1] Il ne fait aucune référence non plus aux actes du colloque sur La Transécriture, que j’ai dirigé avec André Gaudreault, et qui ont été publiés en 1998. Il y aurait pourtant trouvé matière à nourrir sa réflexion, notamment dans la contribution de Gilles Ciment montrant, sur l’exemple de trois films (Popeye, Annie et Dick Tracy), que le détour par le genre de la comédie musicale était la condition pour être fidèle, sinon à la lettre, du moins à l’esprit des bandes dessinées concernées.
[2] Voir l’essai de Laura Caraballo, Alberto Breccia, le maître argentin insoumis, PLG, 2019, qui, comme son titre ne l’indique pas, s’attache tout particulièrement à cette problématique.