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le miracle de la grotte

Thierry Groensteen

Paru en avril 2011 chez Futuropolis, Rupestres ! est un album qui se signale d’emblée à l’attention par son générique (Étienne Davodeau, Emmanuel Guibert, Marc-Antoine Mathieu, David Prudhomme, Pascal Rabaté et Troubs élaborant un livre ensemble : improbable dream team !) et par son projet : six dessinateurs d’aujourd’hui confrontés au mystère des dessins et peintures tracés au fond des grottes par les artistes du paléolithique. Il me touche aussi pour des raisons personnelles : Myriam Marty qui, est-il dit dans les remerciements, « a tendu les premières clés de ce monde souterrain », a été ma compagne pendant plusieurs années, et j’ai participé aux premiers échanges entre elle et Prudhomme, au cours desquels l’envie de ce livre a pris corps.
Outre son sujet, les qualités propres du livre lui ont, logiquement, valu une presse abondante. Mais il me semble que certains points de réflexion n’ont guère été soulevés, auxquels j’aimerais consacrer ici quelques paragraphes.
La lecture de Rupestres ! se combine à une forme de jeu : les contributions n’étant pas signées, et le relais entre elles s’effectuant quelquefois de manière peu marquée, il faut chercher les indices permettant d’attribuer telles pages à tel dessinateur. Troubs et Mathieu me semblent les plus aisés à identifier ; pour les autres, même un lecteur averti peut hésiter. Le lettrage est quelquefois un indice plus probant que le dessin. Mais bien entendu, il est tentant de mettre à l’épreuve son expertise de la chose graphique, de chercher à reconnaître le trait, l’énergie, la patte de chacun des dessinateurs. Ou de s’inspirer de la technique d’attribution dite « matérialiste », qui était celle de Giovanni Morelli, fameux expert qui, nous assure Hubert Damisch, « révolutionna en son temps les catalogues de tous les musées d’Europe »… en identifiant l’auteur d’un tableau « sur le vu de traits aussi infimes que peuvent l’être, dans un portrait, la forme des oreilles, celle des doigts, et jusqu’à celle des ongles, tous détails qui passent généralement inaperçus, mais que chaque artiste traiterait d’une manière qui n’appartiendrait qu’à lui et qui suffirait à le distinguer de tout autre. » (Fenêtre jaune cadmium, 1984, p. 246). Mais nos dessinateurs, volontairement ou non, avancent ici masqués ; certains usent de techniques qui ne leur sont pas habituelles, et, pour une large part, tous sont dans la reproduction, dans l’imitation des dessins de leurs « confrères » de la préhistoire.
Somme toute, l’anonymat relatif dans lequel ils ont choisi de demeurer m’apparaît comme une manière de se mettre au niveau de leurs lointains prédécesseurs : pas plus que nous ne savons qui a dessiné quoi dans l’album, nous ne connaissons pas non plus les artistes qui ont dessiné, peint, gravé ou sculpté sur les parois des grottes.

Dans les interviews, nos six compères disent avoir voulu réaliser « une histoire en forme de grotte », justement. De fait, on voit bien comment ils utilisent la page noire comme sas d’entrée, comment le passage d’une séquence à l’autre s’apparente à une forme de déambulation ; la forme des bulles elle-même est fort intelligemment assimilée à une cavité ; et nombre de pages sont couleur de suie, de feu et d’argile. Cette formule, « une histoire en forme de grotte », n’est pas sans nous faire revenir en mémoire certaine phrase célèbre de Moebius, affirmant qu’une histoire n’avait pas besoin d’être comme une maison avec porte et fenêtres, qu’on pouvait fort bien en concevoir « en forme d’éléphant, de champ de blé ou de flamme d’allumette soufrée ». L’ambition quelque peu utopique qu’évoquait l’auteur de Major fatal a été prise au sérieux et a engendré ce « grotte book ».
Il est heureux qu’à aucun moment, les auteurs de Rupestre ! ne cherchent à démontrer que leurs « confrères » d’il y a 15 ou 30 000 ans avaient inventé la narration séquentielle et faisaient déjà de la bande dessinée avant la lettre. J’ai essayé de faire justice de cette vue de l’esprit, qu’ont pu défendre parfois certains historiens de la bande dessinée mais aussi certains préhistoriens, comme Marc Azéma. Sur mon blog Neuf et demi, je discutais cette question en date du 9 mars 2010, pour conclure que « même s’il se trouvait, sur la paroi de l’une ou l’autre caverne, quelque chose qui ressemblerait vraiment au dispositif de la bande dessinée, cette similitude n’aurait pas grande signification, en vérité, tant il y a loin des pratiques magico-religieuses de la préhistoire aux produits de l’industrie moderne du divertissement ».
Nos modernes dessinateurs se sont déclarés surpris de n’avoir pas vu de visages dessinés sur les parois des Combarelles, de Font-de-Gaume ou de Pech-Merle. Leur étonnement se conçoit. Pour eux, raconteurs d’histoire, le visage est un vecteur essentiel de l’expression et de l’émotion ; et quand il leur arrive de faire de la bande dessinée animalière, ce n’est jamais sans prêter aux animaux des jeux de physionomie éminemment humains. Cette dimension de l’expression individuée du sentiment est absente de l’art des grottes. Mais peut-être Guibert, Mathieu et les autres ignorent-ils que des représentations humaines ont été trouvées en nombre sur des plaquettes de schiste ou de calcaire : on y voit des corps de femmes enceintes mais aussi des visages, ceux-là masculins, toujours de profil. En regardant les relevés qui ont été fait de ces « portraits » datant de l’enfance de l’art (par exemple ceux gravés sur les plaquettes trouvées dans la grotte de La Marche à Lussac-les-Châteaux, dans la Vienne), je les trouve d’une modernité saisissante. Il me semble qu’il y a là des figures qui rappellent, pour certaines Töpffer, pour d’autres Blutch, ou Prudhomme lui-même, voire les caricatures de Manet. Jamais la proximité entre « sapiens dessinateurs » d’hier et d’aujourd’hui ne m’est apparue plus troublante.

(Il est intéressant de noter qu’en sens inverse, certaines bandes dessinées contemporaines semblent vouloir renouer avec une forme de représentation strictement documentaire de la vie animale. Je pense à L’Ère des reptiles, de Ricardo Delgado (Dark Horse France, 1996), ou, tout récemment, à Love, t. 1 : Le Tigre, de Brrémaud et Federico Bertolucci (éd. Ankama, 2011). La grande différence avec les représentations du paléolithique étant que les dessinateurs de ces albums ne travaillent pas d’après l’observation directe des animaux mais de façon médiate, sur la base d’une riche documentation.)

Un chapitre du récent album d’Olivier Schrauwen L’Homme qui se laissait pousser la barbe (Actes Sud – L’An 2, 2010) s’intitule « La Grotte » et interroge, avec la fantaisie que l’on connaît au Flamand, le lien entre le sang, la vie, le dessin et la magie. Les auteurs de Rupestre !, s’ils n’ont pas dédaigné d’introduire dans le livre quelques touches d’humour, me paraissent avoir, pour l’essentiel, adopté une attitude respect et d’humilité. Ils parviennent à nous transmettre leur fascination, qui ne tarde pas à se détacher des objets singuliers qui l’ont fait naître pour s’élargir en fascination du dessin comme tel. Ce livre n’est finalement qu’un retour aux sources de leur art, une redécouverte du miracle de la trace. Et ces maîtres de la bande dessinée ont si bien réussi leur coup qu’à leur suite, nous voilà prêts à nous émerveiller d’un simple trait griffant la surface d’une page.

Thierry Groensteen