dans l’atelier de... marc bell
[Octobre 2017]
Marc Bell, qui aura 46 ans en novembre, est un dessinateur canadien dont on ne connaît encore qu’un seul livre en France : Shrimpy et Paul (Cornélius, 2010). Influencé par la culture populaire américaine, il écrit et dessine des bandes dessinées néo-underground frappées au coin de l’absurde, tout en créant d’autres œuvres pour le marché de l’art. Nous l’avons rencontré dans les derniers jours de sa résidence à la Maison des Auteurs.
Neuvième Art : Vous êtes Canadien et vous habitez dans l’Ontario, dans une petite ville qui s’appelle London...
Marc Bell : Non, je suis originaire de cette ville (dans l’Ontario nous avons un London et un Paris !), mais je n’y vis plus. J’ai vécu à Hamilton, près de Toronto. En ce moment mon port d’attache serait plutôt Vancouver... mais j’ai beaucoup bougé à l’intérieur du Canada ces deux ou trois dernières années. London est une ville de taille moyenne (environ 350 000 habitants) située entre Toronto et Detroit. Le genre de ville où habitent les gens qui n’ont pas les moyens de vivre à Toronto. Des gens de la classe moyenne inférieure.
Vous comptez des artistes dans votre famille ?
Non, pas du tout. La pratique artistique de mes parents se limite aux gribouillages téléphoniques. J’étais supposé m’orienter vers le sport, mais j’ai bifurqué vers une école d’art, à London, appelée Bealart. Je dessinais déjà beaucoup.
Vous avez toujours été intéressé par la bande dessinée ?
Oui. Pas tellement par les comics de super-héros, mais très tôt j’ai lu Mad Magazine. J’étais fasciné par les pages de Sergio Aragonès, Don Martin et Al Jaffee.
J’ai lu dans un de vos précédents entretiens que vous possédiez un album de Tintin, Vol 714 pour Sydney, dans l’édition américaine...
Oui, je l’ai relu un très grand nombre de fois et j’adorais ça. Plus tard on m’a dit que ce n’est pas un des meilleurs épisodes de la série, mais je ne connaissais pas les autres. Je connaissais aussi Astérix, et assez tôt j’ai découvert l’existence de Moebius. Mais je ne fréquentais aucune librairie spécialisée, donc une bonne partie de la culture BD m’est restée étrangère jusqu’au moment où j’ai entrepris mes études supérieures. Là, j’ai plongé dans les comix underground...
Dans cette école, Bealart, on n’enseignait pas la bande dessinée...?
Non. Je faisais des dessins bizarres, quelques-uns de mes copains en faisaient aussi, et ce n’était pas considéré comme une activité normale. Dans le cadre des cours, je faisais des lithographies, et je suivais des cours de culture artistique générale. J’avais choisi comme matières principales les techniques d’impression et la vidéo. Mais j’ai autoédité mes premières bandes dessinées pendant que j’étais à l’école. Mes professeurs auraient voulu que je m’oriente vers l’animation, qui n’était pas enseignée en tant que telle. Mais je n’étais pas vraiment attiré par l’animation. En revanche je réalisais des vidéos étranges, qui n’étaient sans doute pas très fameuses... Ensuite, j’ai bifurqué vers la sculpture, la céramique.
Quelle forme donniez-vous à vos bandes dessinées autoéditées ? S’agissait-il de xerox comics ?
Leur format était plutôt celui d’un magazine que celui d’un comic book. Quelques-unes étaient imprimées en offset. Il y avait un imprimeur en ville, à London, chez qui il était possible de faire imprimer à 200 exemplaires. On avait aussi du matériel d’impression au sein de l’école... Mais c’est au cours des mêmes années que j’ai commencé à soumettre mon travail à différents éditeurs. J’en ai trouvé un, dans le Michigan, qui a édité mes deux premiers comic books. Il s’agissait d’Iconografix, une petite maison d’édition (apparentée à Caliber Press) qui, au début des années 1990, cherchait à concurrencer Fantagraphics. Ils publiaient Dame Darcy, Brubaker, Dave Cooper...
Être publié par Fantagraphics un jour, c’était ce qu’il pouvait y avoir de mieux à vos yeux ?
Oui, par Fantagraphics ou par Drawn & Quarterly. J’ai fait un livre chez Fantagraphics, un recueil, d’histoires courtes, en 2004, intitulé Worn Tuff Elbow, et la même année est sorti le premier de mes livres chez Drawn & Quarterly.
Vous faisiez partie d’un groupe d’artistes : Jason McLean et Peter Thompson, rencontrés à Bealart, plus Mark Connery et Amy Lockhart. On vous identifiait comme les « gribouilleurs ». Qu’est-ce qui vous réunissait ?
Oui, nous faisions tous du dessin, et nous avions constitué un groupe de musique fictif, le All Star Schnauzer Band. On n’a jamais vraiment fait de musique, mais on réalisait des posters, des dessins autour de ce groupe imaginaire. D’ailleurs je le mets en scène dans mon album Stroppy, qui est sorti en 2015 et que Cornélius va publier en France très prochainement.
En 2006, vous avez publié une anthologie des travaux du groupe, intitulée Nog a Dog : Prehistoric Canadian Psychedoolia...
C’était une sélection des comics en noir et blanc que nous avions autoédités, les uns et les autres. Sur certaines histoires nous avions collaboré. Parfois l’un d’entre nous reprenait même une histoire d’un autre et la redessinait à sa façon. Il était convenu entre nous que les idées n’appartenaient à personne, que nous pouvions librement nous piller.
Comment et pourquoi Drawn & Quarterly est-il devenu votre principal éditeur ?
Tom Devlin m’avait publié dès 2003 sous la marque de la petite maison d’édition Highwater Books, qu’il avait fondée en 1997 à Somerville. En 2004, il a dû la liquider et il a rejoint Chris Oliveiros chez Drawn & Quarterly, dont il est devenu le Creative Director. Il a vu que je publiais un livre chez Fantagraphics et il a dit à Chris : « Hé, minute ! Marc devrait publier chez nous. » Ça s’est fait comme ça [1].
Le livre qui avait été publié par Highwater Books, c’était Shrimpy and Paul and Friends, celui que Cornélius a traduit en 2010 et qui vous a fait connaître du public français...
Oui, c’est bien cela. J’avais été approché par Jean-Louis Gauthey plusieurs années auparavant déjà. L’album a mis du temps à se concrétiser. Je pense que la traduction a dû être un casse-tête. Parfois même les anglophones ont du mal à me lire...
C’est sans doute le livre qui pouvait le mieux résumer votre parcours dans la bande dessinée jusque-là, puisque vous avez été fidèle à ces personnages de Shrimpy et Paul pendant de longues années. Le premier strip, qui figure au début du livre, date de 1996, les dernières planches de 2003.
Oui, durant cette période ils étaient mes personnages principaux. Je les ai dessinés régulièrement pour un mensuel de musique appelé Exclaim !
Comment ces personnages sont-ils nés ?
J’étais à Montréal, et il y avait cette anthologie de bandes dessinées québécoises, Guillotine, pour laquelle on m’avait demandé une contribution, alors j’ai imaginé ces deux personnages, comme un duo de comédie.
Shrimpy a une apparence très bizarre. Il est complètement inexpressif et ressemble à un bébé emmailloté...
Ou à Piggy in the blanket, cette sorte de rouleau de pâte fourré avec une saucisse.
(photo retouchée par l’auteur)
Je trouvais intéressant d’avoir un personnage qui montrerait toujours le même masque, sans extérioriser ses émotions. J’ai peut-être été influencé aussi par la bande dessinée hebdomadaire Steven, de Doug Allen. Un personnage stressé, contre-nature... Il n’est pas très connu.
Comment qualifieriez-vous l’univers dans lequel évoluent vos personnages ? Underground, psychédélique, surréel, absurde, loufoque...?
C’est un univers absurde et, je l’espère, amusant.
Dans l’album Shrimpy et Paul, il y a un moment où de vrais êtres humains arrivent à bord d’une fusée, ce qui établit le fait que l’action se déroule dans un monde parallèle...
Oui, je suppose qu’on peut dire ça.
Est-ce que, en dépit de ce décalage, il vous arrive de chercher à dire des choses sur le monde réel ?
Oh oui. Par exemple, dans Stroppy, il y a une force tyrannique qui prend possession des immeubles et qui oblige les habitants à quitter leurs appartements. À la place, ils installent des gens plus petits mais très riches, ce qui leur permet de doubler le montant du loyer et d’augmenter leurs profits. Voilà une séquence qui, si l’on dépasse le niveau d’absurdité apparente, est clairement inspirée de choses qui se passent dans la réalité.
Sur le plan graphique, l’une de vos influences majeures semble venir du Popeye de Segar...
Sans aucun doute ! Je ne l’avais pas lu enfant, je l’ai découvert dans les années 90, quand Fantagraphics a réédité son œuvre. J’ai trouvé ça jubilatoire...
Interrogé sur les gens qui ont compté pour vous, vous avez aussi mentionné les noms de Peter Bagge et de Julie Doucet...
Oui oui...
Et l’auteur underground québécois Henriette Valium [2], a-t-il été important pour vous ?
Absolument ! Son univers est tellement dingue, j’adore ça. Horrible et mignon à la fois ! J’ai eu la chance de le rencontrer. Je pense qu’il est sous-estimé, insuffisamment reconnu. Son travail a émergé à peu près en même temps que celui de Pascal Doury, non ? Mais, qu’il s’agisse de Julie Doucet, d’Henriette Valium ou même de moi, je pense que nous jouissons d’une plus grande considération à l’étranger qu’au Canada.
Qu’en est-il de gens comme Kaz ou Tony Millionnaire, que vous ne mentionnez pas mais qui me paraissent également assez proches de vous ?
Je les aime tous les deux, même si Kaz m’est plus familier.
Vos pages respectent souvent une structure très sage, très classique, de gaufrier en quatre grandes cases...
Il m’arrive de déroger à cette régularité mais, effectivement, c’est un rythme qui me convient bien.
Les planches les plus récentes que vous avez dessinées, celles que je vois empilées sur votre table de travail, sont à nouveau très riches en détail, comme dans Shrimpy et Paul, alors que dans Stroppy le dessin était plus épuré...
Oui. J’ai tendance à mettre plus de détails quand les pages paraîtront en noir et blanc. Dans Stroppy il y avait de la couleur, et je suis allé vers quelque chose de plus dépouillé, une sorte de « ligne claire » à ma manière...
Vos couleurs sont très pastellisées...
C’est vrai, et pourtant on a pu me dire qu’elles étaient trop présentes et qu’elles détournaient l’attention du dessin. Mais la couleur m’intéresse...
Vos originaux sont d’une grande netteté, très propres, sans aucun repentir, sauf dans les textes...
Oui, probablement parce que mes crayonnés sont déjà très détaillés. Je n’ai plus beaucoup de décisions à prendre au moment de l’encrage, il me suffit de repasser sur mes traits.
Vous faites des esquisses préliminaires avant d’attaquer le crayonné...?
Cela peut m’arriver mais le plus souvent, non. En revanche, je prends des notes. [Il brandit une pochette plastique qui déborde de feuilles écrites, certaines rassemblées dans des enveloppes.] Je mets mes idées sur le papier, je fais des listes de choses qui doivent intervenir dans l’histoire.
Quelle place faites-vous à l’improvisation dans la conduite de vos récits ?
Une très grande place. L’histoire que je suis en train de dessiner actuellement trouve son point de départ dans un rêve que j’ai fait – même si, en général, j’utilise peu mes rêves. J’improvise tout le reste à partir des quelques images qui me sont restées en mémoire. Pour Stroppy, j’ai travaillé sur la base d’une structure très peu élaborée. Je connaissais le point d’arrivée de l’histoire et deux ou trois passages obligés, c’est tout. Je vois bien, en discutant avec les autres dessinateurs qui résident à la Maison des auteurs, que la plupart font des storyboards assez élaborés qu’ils doivent soumettre, pour approbation, à leur éditeur. J’ai la chance d’échapper à tout ça. Mais quand j’ai fait Stroppy, j’étais désireux d’en apprendre davantage sur les procédés de narration, la manière de structurer une histoire, alors j’ai lu des livres sur le scénario de film.
Vous avez presque complètement arrêté la bande dessinée pendant près de dix ans, entre 2004 et 2012. Pendant cette période, vous produisiez des œuvres pour les galeries. Est-ce que c’est un plus grand souci du récit qui distingue vos nouvelles bandes dessinées des anciennes ?
Je ne sais pas, je n’ai rien planifié. Mais on m’a fait remarquer que mon travail était devenu de plus en plus alternatif, à mesure que je développais une activité de plasticien à côté. J’avais renoué avec les comics vraiment très bizarres que je produisais quand j’étais adolescent. Je suis peut-être revenu à une conception plus traditionnelle de la bande dessinée, plus classique, en un sens.
Cette longue interruption dans votre production mérite une explication. Cartoonist et plasticien, vous ne pouviez pas mener les deux activités de front ?
Je n’étais pas obligé de choisir, mais je ressentais de la lassitude vis-à-vis de la bande dessinée. En plus d’Exclaim !, je collaborais à un autre mensuel, Vice, consacré à l’art et à la culture, et à un hebdomadaire. Je dessinais sans arrêt. Je me suis usé. Et comme la galerie me réclamait des œuvres et que cette nouvelle aventure m’excitait beaucoup, je m’y suis consacré à fond.
Depuis que vous êtes revenu à la bande dessinée, vous avez abandonné le marché de l’art ?
Pour être honnête, c’est plutôt lui qui m’a tourné le dos. Chez le galeriste qui me représentait, Adam Baumgold, à New York, mes œuvres ne se vendaient pas. Et dans ce monde-là, si on ne monte pas, si on ne réussit pas se construire une cote, on descend. Donc il ne voulait plus rien me prendre. À partir de 2008, la crise a commencé à se faire sentir et le marché en a été très impacté. Les amateurs d’art sont devenus moins enclins à miser sur des artistes pas encore établis. Aujourd’hui je continue à produire des œuvres, mais je n’ai pas de lieu pour les montrer.
Venant de la bande dessinée, vous vous sentiez un outsider dans ce milieu ?
Mon galeriste favorisait ce type de métissage. Un peu comme la galerie Martel, à Paris. C’était une galerie haut de gamme, exigeante, qui avait choisi d’occuper ce créneau des artistes ayant un lien avec le monde du cartoon, comme Charles Burns, Linda Barry ou Chris Ware. Saul Steinberg aussi, très souvent. J’étais en très bonne compagnie ! Et, en ce qui me concerne, ce n’étaient pas mes planches de bande dessinée qui étaient exposées, mais bien d’autres œuvres, créées pour cette destination.
En quoi consistaient-elles ?
Des encres, des aquarelles, des dessins en noir et blanc également, et puis des œuvres associant des techniques et matériaux divers qui, pour certaines, avaient une dimension sculpturale.
Je ne les connais que par ce qu’on peut en voir sur Internet. Vous étiez, apparemment, inspiré par les collages, le dadaïsme...
Oui, j’aime beaucoup ça, c’est vrai.
Pour revenir à la bande dessinée, l’histoire que vous dessinez en ce moment est à nouveau centrée sur Shrimpy et Paul. Elle paraîtra chez Drawn & Quarterly, d’abord sous la forme de fascicules, et ensuite en recueil...
C’est ça. Comme je suis lent, cette prépublication me permet de ne pas disparaître pendant trop longtemps. Dans cette nouvelle histoire, Paul sera séparé de son compagnon, Shrimpy, et une large partie de l’histoire traitera de cette rupture. Traumatisé par l’absence de Shrimpy, Paul est devenu insupportable, il ne cesse de se plaindre. Pendant ce temps, Shrimpy est parti vivre au milieu d’un groupe d’hommes verts qui possèdent une technologie très avancée, en partie magique. J’ai dessiné le premier fascicule ici, pendant ma résidence, ainsi qu’une histoire pour Kramer’s Ergot, constituée de pages de très grand format.
Vous dites que vous êtes lent... Pourriez-vous être plus précis ?
Je peux crayonner une page en une journée, et l’encrer en une demi-journée. Mais je suis paresseux, je passe beaucoup de temps à douter et à remettre mon travail en question... Ou à boire des coups ! J’étais très productif pendant les années où je travaillais pour mon galeriste. J’arrivais à mener dix projets en même temps.
Vous êtes venu deux fois au festival d’Angoulême avant de postuler pour une résidence...
J’avais été invité une première fois en 2012, je crois, avec Dash Shaw et John Pham. Nous étions les trois Nord-Américains invités par le festival cette année-là. Nous avions présenté notre travail devant le public et je me souviens avoir été très impressionné par la rapidité de la traduction, que le public pouvait écouter au casque. Je suis revenu en 2016, parce que le festival coïncidait avec une exposition collective de Drawn & Quarterly à la galerie Martel, à Paris. Pour nous, cartoonists américains, le respect que l’on voue à la bande dessinée en France reste toujours quelque chose de très étonnant...
Qu’est-ce qui vous a incité à faire acte de candidature à la Maison des auteurs ?
Je flottais un peu à ce moment-là, j’avais besoin de retrouver un point d’ancrage, et je me suis dit que cela pouvait être une bonne chose pour moi que de me retrouver ici au milieu d’autres dessinateurs. Maintenant j’arrive à la fin de ma résidence de cinq mois, j’ai passé un bon moment à Angoulême, et je pense que, si je parlais votre langue, la France serait un lieu de résidence très agréable.
Propos recueillis le 12 septembre 2017, retranscrits et traduits par Thierry Groensteen