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NitNit, éthique et esthétique

Anne Grand d'Esnon

[juin 2024]

Pour les lecteurs·rices de la « trilogie NitNit » - comme l'a appelée Xavier Guilbert - de Charles Burns, la parution du troisième album Calavera en 2014, quatre ans après Toxic et deux ans après La Ruche, venait résoudre une intense tension narrative ménagée par la structure non linéaire et fragmentaire du récit : qu’est-il arrivé à Doug ? Qu’est-ce qui l’a conduit dans ce sous-sol où il se perd, la tête pansée, dans la contemplation de photographies et la remémoration de souvenirs ?

La curiosité s'intensifie à mesure que les pistes se multiplient dans les trois strates du récit qui s'entremêlent : celle du présent de Doug (d'abord réfugié dans le sous-sol, puis un peu plus âgé dans chacun des albums suivants), celle du temps remémoré par fragments de sa relation avec Sarah (dont on comprend qu'elle a pris fin), et celle du monde tintinesque inquiétant, irréel et peuplé de monstres que traverse l'avatar « ligne claire » de Doug en alternance des strates « réalistes » [1]. Dans La Ruche, cette curiosité liée aux éléments manquants du récit est thématisée par le motif des fascicules introuvables du romance comics que lit Sally, le double de Sarah dans la strate tintinesque : dans l'histoire que lit Sally, Danny, un jeune homme ordinaire et gentil, tombe amoureux de Sherry, abîmée par ses relations avec des hommes violents et hantée par une culpabilité liée à plusieurs avortements. La relation qui se noue semble faire espérer de meilleurs jours, mais voilà qu'un ancien petit ami de Sherry sort de prison. Dans le numéro suivant que possède Sally, Danny est retourné dans la maison de ses parents, ne va pas bien du tout, abuse des antidouleurs et a la tête bandée : « On voit bien qu'il s'est passé quelque chose de vraiment terrible, mais quoi ? ça me rend dingue ! » Le résumé de Sally fait écho à des éléments narratifs bien en place du récit principal, propose une explication crédible à l'installation artistique de Sarah la mettant en scène avec un fœtus de porc dans Toxic et annonce certains événements de Calavera, comme la sortie de prison de l'ex violent.

La déception exprimée par certain·es lecteurs·rices après la publication de Calavera suggère une curiosité comparable à celle de Sally : le dénouement du mystère dans Calavera ne semble pas à la hauteur des événements « vraiment terribles » imaginés. Pas de tragédie, rien qui choque et fasse frémir d'horreur, mais une série d'événements ordinaires jusqu'au cliché, résume le critique du blog Comically : « Et donc tout ça, c'était l'histoire d'un mec qui fout une fille enceinte, se barre, se sent coupable, va finalement parler à la fille mais sans faire de véritable effort pour s'impliquer dans sa vie ou celle de son enfant, et elle lui dit d'aller de faire voir (et elle a bien raison !), et voilà c'est tout [2] ». Ce dénouement donne pourtant sens à la récurrence obsessionnelle des écoulements de sang, des cadavres d'embryons, fœtus ou œufs dans le monde parallèle tintinesque, comme au cauchemar où Doug imagine Sarah ouvrir son propre utérus avec un couteau. Le récit suggère que Doug pouvait ignorer que Sarah avait renoncé à avorter, tandis que Sarah était persuadée qu'il était bien au courant de l'existence de son enfant. On apprend en même temps la cause de la blessure de Doug, violemment tabassé par l'ex de Sarah — agression que Sarah paraît de son côté ignorer. En un sens, cela réduirait à un malentendu l'objet du sentiment intense de culpabilité de Doug puisque l'avortement qui le hante n'a pas eu lieu.

De quoi Doug est-il alors vraiment coupable ? D'avoir abandonné son enfant sans le savoir ? D'avoir répété son refus de devenir père et poussé Sarah vers un avortement auquel elle était visiblement réticente ? Si l'on fait l'hypothèse que la culpabilité et le trauma portent sur l'ensemble de la temporalité des fascicules manquants du romance comics et sur tous les des événements de la fin de la relation qui ne sont racontés que dans Calavera, alors on ne peut réduire le dénouement à la décision concernant la grossesse de Sarah et à l'agression de Doug par Larry : il faut reprendre au moment où l'on apprend la sortie de prison de l'ex violent (Larry), là où s'interrompait précisément le romance comics que lisait Sally. Dans le deuxième album, La Ruche, Sarah demandait à Doug s'il se rappelait la fois « quand on l'a fait dans la douche » ; elle lui apprenait qu'elle ne portait pas son diaphragme à ce moment-là et qu'elle avait maintenant un retard de règles. Burns dessine dans cette scène un Doug évasif, qui semble ne pas se souvenir de cet événement puis reste sans réaction à l'annonce du retard de règles de Sarah, fuyant l'échange par un regard de côté. Or la reprise du récit de leur relation dans Calavera, lorsque Sarah annonce la sortie de prison de Larry, nous montre aussi le rapport sexuel à l'origine de la grossesse — celui que Doug ne semblait pas se rappeler.

Charles Burns, La Ruche [The Hive], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 8, Editions Cornélius © 2012

Dans un entretien accordé à Xavier Guilbert, Charles Burns dit combien le niveau narratif « réaliste » de son récit lui a posé de difficultés pour rendre avec justesse la dimension psychologique de l’histoire [3]. Les quelques cases de la scène qui se déroule sous la douche me semblent précisément illustrer la densité de ce travail dans le malaise sourd qu’elles parviennent à susciter.

Charles Burns, Calavera [Sugar Skull], traduction de Barbara et Emilie Le Hin + JL Capron, page 28, Editions Cornélius © 2014

Après une dispute, Doug rejoint Sarah sous la douche, l’entoure de ses bras et la rassure : tout ira bien, ils feront attention pour que l’ex de Sarah ne les découvre pas, iront plutôt dans l’appartement de Doug… Puis dans la dernière case de la page, alors que Sarah est toujours muette, le registre glisse soudain mais insensiblement des paroles de réconfort à celles du désir (« mmm… t’es tellement belle… », « you feel so good » dans la version originale) puis du désir à l’ordre (« penche-toi juste… un petit peu ») pour que Doug puisse pénétrer Sarah. L’expression des visages change elle aussi, tout particulièrement celle de Sarah qui ouvre enfin les yeux d’un air anxieux ou surpris.

Charles Burns, Calavera [Sugar Skull], traduction de Barbara et Emilie Le Hin + JL Capron, p. 29, Editions Cornélius © 2014

Les six cases de la page suivante alternent récitatif en première personne et images, fragmentant une scène sexuelle en ocularisation subjective : on se trouve visuellement à la place de Doug pénétrant Sarah. Les récitatifs rétrospectifs suggèrent qu’on a bien là la cause de la grossesse de Sarah. L’absence de contraception trouve elle aussi une explication : Sarah ne choisit pas et ne participe pas à ce que fait Doug [4]. Les deux dernières vignettes, pourtant, la font enfin intervenir : elle l’interpelle à deux reprises (« Doug ? ») sans qu’il ne réagisse. L’ocularisation au contraire montre le regard de Doug se détourner de Sarah, glisser ailleurs, ignorant une fois encore une interpellation qui reste sans réponse.

La brièveté et la fragmentation de la scène impliquent une activité interprétative intense : que signifient les interpellations de Sarah dans ce contexte ? Doug les ignore-t-il ou la scène est-elle juste un souvenir qui s’interrompt ? Devons-nous donner raison à l’interprétation rétrospective de Doug (« C’était une erreur, un accident. Rien d’autre ») ou lui attribuer davantage de poids moral en y lisant une dénégation ? Et surtout, ne faudrait-il pas dire que Doug est moins coupable d’avoir mis Sarah enceinte que de l’avoir violée ?

Ce n’est pas peut-être le mot qui vous a traversé l’esprit à votre première lecture de Calavera (je suis à peu près certaine que ça ne l’était pas pour moi). Après tout, des viols en bande dessinée, il y en a et ça ne ressemble pas du tout à cela. Pourtant, même en reconnaissant que le viol peut être raconté et dessiné bien au-delà du stéréotype graphique de violence (parfois érotisée) auquel on l’associe, cette scène questionne effectivement la définition que l’on donne du viol. Un rapport sexuel auquel une personne ne donne pas de consentement clair et ne participe pas constitue-t-il nécessairement un viol ? Rester passive, est-ce ne pas vouloir ? Si ce n’est pas un viol, est-ce moralement acceptable pour autant [5] ? Avons-nous besoin du mot « viol » pour dire qu’il est mal ou grave de pénétrer une personne qui ne le veut pas ? Faut-il considérer que même si c’est mal, ce n’est tout de même pas un viol, puisque Doug n’est pas violent physiquement et que Sarah ne s’oppose pas à ce qu’il fait ? Mais lorsqu’elle interpelle Doug sans réponse de sa part, n’est-ce pas probablement dans le but d’interrompre le rapport sexuel ? Mais dans ce cas, c’est peut-être simplement pour lui indiquer que le rapport n’est pas protégé ? Pourtant, ça n’en ferait pas moins une demande d’interruption ignorée. De surcroît, cela veut-il vraiment dire qu’elle souhaiterait ce qu’il lui arrive si elle portait son diaphragme, ou simplement qu’elle n’oserait pas interrompre Doug dans ce cas ?

Formuler ces problèmes sous forme de questions qui peuvent se multiplier à l’infini ne doit pas nous dispenser d’y répondre : le processus qui nous fait passer d’une image dessinée ou d’un fragment textuel à une décision interprétative moralement lourde est complexe, mais je ne pense pas qu’il soit irrémédiablement aléatoire. Le récit de bande dessinée est tissé d’indétermination — que signifie l’expression de ce visage ? quelle est l’intention derrière ce dialogue ? que veulent les personnages ? que se passe-t-il pour Sarah alors que le récit est produit depuis le point de vue de Doug ? cette scène fragmentée visuellement est-elle suffisamment continue pour ne pas laisser de côté des éléments significatifs ? — sans que cela nous condamne à une incertitude vertigineuse, et sans que cela nous dégage de la responsabilité de rendre raison de notre interprétation. Pour cela, il faudra expliciter nos définitions, nos normes morales mais aussi les inférences que nous faisons sur ce que pensent, ressentent ou veulent faire les personnages : elles sont en effet essentielles à l’activité de lecture mais souvent implicites dans le discours critique au profit d’analyses centrées sur la forme. Pour ma part, je pense que cette scène est un viol, et que le moment où Doug ignore l’interpellation de Sarah est déterminant à cet égard.

Tenons-nous alors enfin la révélation de l’événement choquant et affreux, « vraiment terrible », que les lecteurs·rices anticipaient pour expliquer hiatus entre le bonheur relatif du couple et l’état pitoyable de Doug ? Si lire un viol dans cette scène nous conduit à penser que Doug a effectivement fait quelque chose de terrible et d’inacceptable, le refus de Charles Burns de proposer un traitement sensationnaliste ou même explicite du viol (les personnages ne sont jamais amenés à formuler la nature de ce rapport sexuel, si ce n’est que Doug évite la conversation lorsque Sarah évoque cet épisode) nous invite précisément à accepter son caractère ordinaire et banal. Un tel traitement doit aussi nous permettre de replacer l’événement dans une dynamique plus large, à questionner la progression de la relation entre Doug et Sarah et à creuser les questions éthiques ouvertes par le viol. C’est aussi reconnaître que ce qui nous semble peut-être le plus inacceptable dans le comportement de Doug n’est pas forcément le noyau de son sentiment de culpabilité ni ce qui est impardonnable du point de vue de Sarah : il n’est qu’un élément intriqué parmi d’autres dans ce qui fait basculer l’histoire.

Que nous dit cette scène qui occupe moins de deux pages si l’on en tire les fils vers l’ensemble du récit ? Tout d’abord, ce qui constitue peut-être le plus grand obstacle à l’interprétation du viol — toute irrationnelle que soit cette réticence – c’est que si cette scène est un viol, alors Doug est un violeur. Mais non ! Doug n’est pas Larry, l’ex violent de Sarah : Doug n’est pas un monstre, Doug n’est pas violent, Doug est un gentil garçon, tout au plus est-il un peu lâche, égoïste et pas tout à fait prêt à assumer ses responsabilités. Pourtant la question de la responsabilité de Doug et de la violence de Larry méritent justement d’être prises ensemble. Si l’on cherche ce qui nous a convaincu·es que Doug était un gentil garçon, on peut ainsi remonter à une scène antérieure de la relation racontée dans La Ruche, lorsque Sarah et Doug passent leur première nuit ensemble. Sarah lui dit qu’il peut rester dormir mais qu’ils ne peuvent pas coucher ensemble. Doug interloqué dit qu’il comprend et Sarah répond : « C’est vrai ? Tu es si gentil. Je ne mérite pas quelqu’un comme toi ». La scène fait exploser à la figure la vulnérabilité de Sarah et le fait qu’elle s’attend par défaut à ce que ses refus ne soient pas acceptables ou acceptés — la même scène montre aussitôt après le traumatisme de Sarah, terrorisée au milieu de la nuit par la peur de Larry. Il faut alors nous demander quelle responsabilité implique pour Doug la vulnérabilité de Sarah, et tout particulièrement lorsque cette vulnérabilité touche au corps et à la sexualité.

Charles Burns, La Ruche [The Hive], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 26, Editions Cornélius © 2012

Surtout, la dispute qui précède la scène sexuelle permet de lier la pratique de la photographie qui réunit Sarah et Doug à la question du rapport éthique à autrui, de sa vulnérabilité et de son consentement. En effet, lorsque Sarah apprend à Doug que Larry est sorti de prison, celui-ci souligne qu’il ne sait même pas à quoi Larry ressemble. Sarah montre alors à Doug une photo de Larry, qu’elle tire d’une boîte contenant d’autres photos qu’elle a toujours évité de lui montrer. Doug fait pression sur Sarah pour voir ces photos : Sarah cède et s’éloigne, en colère. Les photos que découvre avec effroi Doug mettent en scène Larry et Sarah ; Sarah y est fortement sexualisée et mise en scène humiliée, menacée, ligotée voire violée par Larry.

Charles Burns, Calavera [Sugar Skull], traduction par Barbara et Emilie Le Hin + JL Capron, page 27, Editions Cornélius © 2014

Comme ces épisodes du récit, comme les fascicules manquants du romance comics, il s’agissait de photos jusque-là cachées qui apportent une réponse à une interrogation ouverte dès Toxic : Sarah présentait devant sa classe de photographie des « autoportraits » similaires dans leur esthétique BDSM, mais où elle était photographiée seule. Pourtant, son enseignant s’interrogeait : puisqu’elle est ligotée sur l’un des tirages, qui a pris la photo ?

Charles Burns, ToXic [X'ed Out], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 23, Editions Cornélius © 2010

La scène de Calavera révèle le rôle de Larry dans la réalisation de ces photographies. Ce qui semblait jusque-là être une expression artistique assumée par Sarah, personnalité discrète de la classe de photographie, devient soudain plus ambivalent : il n’est pas exclu qu’il s’agisse bien de sa propre création artistique, mais la violence que l’on sait réelle de Larry envers Sarah fait brutalement irruption dans ces images. Or Charles Burns, en faisant revenir sans arrêt ces « autoportraits » dans son récit, en fait dès Toxic le point de cristallisation du désir de Doug pour Sarah : « Je voulais ce que j’avais vu sur ses photos… quelque chose de sombre, de riche, de neuf ».

Charles Burns, ToXic [X'ed Out], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 27, Editions Cornélius © 2010

Dans la fascination qu’éprouve Doug pour ces photographies s’entremêlent l’admiration pour leur intensité artistique et le désir érotique pour leur modèle. Mais si cette intensité artistique et érotique trouve son origine, jusque-là dissimulée, dans le regard de Larry et dans la violence qu’il exerce sur le corps de Sarah, qu’est-ce que cela dit de la façon dont Doug désire Sarah ? La violation du corps de Sarah dans la scène sexuelle de Calavera trouve alors une place dans la chronologie de l’histoire entre deux transgressions qui se font écho : elle succède immédiatement au moment où Doug contraint Sarah à le laisser voir des images d’elle qu’elle ne veut pas qu’il voie, et elle précède une scène dans laquelle, pour ses propres recherches artistiques, Doug met en scène et photographie Sarah nue plantant un couteau dans un cœur d’animal. Réalisant initialement des autoportraits que Sarah juge superficiels et médiocres, Doug se tourne très tôt vers Sarah comme modèle susceptible d’intensifier sa recherche artistique. La première photographie qu’il fait d’elle est en réalité une création de Sarah (elle lui propose de capter un geste d’automutilation) ; Doug réalise ensuite une série de photographies imitant la « femme maison » de Louise Bourgeois et il finit par s’approprier, copier et reproduire la violence des photographies de Sarah et Larry. Ce geste d’imitation affecte lourdement Sarah, mais Doug le justifie par l’injonction qu’elle lui a faite de creuser plus loin son travail.

Charles Burns, Calavera [Sugar Skull], traduction par Barbara et Emilie Le Hin + JL Capron, page 39, Editions Cornélius © 2014

Charles Burns, Calavera [Sugar Skull], traduction par Barbara et Emilie Le Hin + JL Capron, page 40, Editions Cornélius © 2014

C’est pourtant une transgression de la part de Sarah cette fois qui amorce la réflexion sur la violation et la violence que constitue pour autrui l’appropriation de son image à travers la photographie. Dans La Ruche, Doug reproche à Sarah d’avoir photographié sans son accord les expressions de son visage sous l’effet d’opioïdes, trouvant humiliantes ces images de lui-même que Sarah jugeait artistiquement plus intéressantes que celles qu’il réalise lui-même. La réponse de Sarah lorsque Doug lui reproche notamment de lui avoir fait porter la robe de chambre de son père étend à la pratique artistique la problématique du consentement : « Attends. Je ne t’ai pas forcé. Si tu m’avais dit d’arrêter, on aurait tout de suite laissé tomber ». À la violation sexuelle fait ainsi écho une interrogation sur le coût éthique de la recherche d’intensité artistique lorsque celle-ci se construit en exploitant et en renforçant la vulnérabilité et les traumatismes du modèle (la relation de Doug à son père décédé, la violence conjugale subie par Sarah).

Charles Burns, La Ruche [The Hive], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 42, Editions Cornélius © 2012

Charles Burns, La Ruche [The Hive], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 43, Editions Cornélius © 2012

À l’attrait érotique qu’exercent les photographies de Sarah ligotée répond le malaise des images qui hantent les cauchemars de Doug, tout particulièrement celle de Sarah sectionnant son utérus pour laisser apparaître un porcelet mort. Ce n’est pas un hasard si Charles Burns insiste en entretien sur la recherche du malaise dans cette image qui n’est ni là pour enthousiasmer, ni pour terrifier, ni pour exciter, souligne-t-il [6]. Visuellement moins saisissante, la scène sexuelle de Calavera répond à une même exigence esthétique dans laquelle les émotions produites se nouent aux enjeux éthiques, peut-être comme dans les romance comics dont Burns dit apprécier avant tout les thèmes moraux [7] .

Ainsi, si l’on décentre un moment le regard de la thématique omniprésente de la filiation et de l’avortement, qui interroge d’abord la relation du fils au père, et du fils à son enfant, si l’on évite de figer la question de l’éthique relationnelle dans « l’effroi qui naît à l’idée d’aborder ces planètes — magnifiques mais inaccessibles — que sont les femmes [8] » et si l’on redonne une signification au viol qui est raconté dans le troisième album dans toute sa banalité, sans sensationnalisme ni érotisation, ce sont de nouvelles questions qui surgissent : quelle responsabilité la vulnérabilité d’autrui implique-t-elle dans la sexualité et dans l’art ? La recherche d’intensité érotique et esthétique doit-elle se faire au prix de la violation d’autrui ?

Charles Burns, La Ruche [The Hive], traduction par Barbara et Emilie Le Hin, page 15, Editions Cornélius © 2012

[1] Plus largement sur l’esthétique de la fragmentation et les interactions entre les différents niveaux narratif ou les usages du « réemploi » dans l’œuvre, je renvoie aux analyses toujours précises et éclairantes de Benoît Crucifix : Benoît Crucifix, « Nitnit et tintiN : Charles Burns et ses doubles », sur du9, https://www.du9.org/dossier/nitnit-et-tintin-charles-burns-et-ses-doubles/, novembre 2014 et Benoît Crucifix, « Cut-Up and Redrawn: Reading Charles Burns’s Swipe Files », Inks: The Journal of the Comics Studies Society, vol. 1, nᵒ 3, 13 décembre 2017, p. 309-333.

[2] Noel, « Last Look by Charles Burns Review », sur ComicAlly, https://samquixote.blogspot.com/2016/11/last-look-by-charles-burns-review.html, 2 novembre 2016, je traduis.

[3] Charles Burns, « Les mondes intérieurs de Charles Burns », dans du9, https://www.du9.org/entretien/les-mondes-interieurs-de-charles-burns/, 6 août 2015.

[4] Le diaphragme est un moyen contraceptif mécanique qui doit être placé dans le vagin au plus tôt quelques heures avant un rapport sexuel susceptible d’entraîner une grossesse : il est donc nécessaire soit d’anticiper ce rapport sexuel, soit de l’interrompre avant une pénétration pour mettre en place le diaphragme.

[5] Pour une approche très accessible et rigoureuse de ces débats, voir Manon Garcia, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement, Paris, Climats, 2021.

[6] Charles Burns, « Les mondes intérieurs de Charles Burns » (2015), op. cit.

[7] Sur le sérieux à accorder à la référence aux romance comics dans la trilogie, voir également Ken Parille, « Secret Loves: A Short History of Two Panels in Charles Burns’s The Hive », sur The Comics Journal, https://www.tcj.com/secret-loves-a-short-history-of-two-panels-in-charles-burnss-the-hive/, 26 novembre 2012.

[8] Arnaud Gonzague, « Charles Burns, la ligne claire comme un cauchemar », L’Obs, https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20191022.OBS20156/charles-burns-la-ligne-claire-comme-un-cauchemar.html, 22 octobre 2019. Dans cet article construit autour d’un entretien avec Charles Burns, le dessinateur réagit à l’idée d’effroi avancée par le journaliste pour s’en distancier et affirme au contraire son adhésion aux idées féministes des femmes de son entourage.

Bibliographie

Burns Charles, Last Look, New York, Pantheon Books, coll. « Pantheon graphic novels », 2016.
Burns Charles, « Les mondes intérieurs de Charles Burns », dans du9, https://www.du9.org/entretien/les-mondes-interieurs-de-charles-burns/, 6 août 2015, consulté le 14 août 2023.
Burns Charles, Calavera, Barbara Le Hin et Émilie Le Hin (trad.), Bègles, Cornélius, coll. « Collection Solange », nᵒ 36, 2014.
Burns Charles, La Ruche, Barbara Le Hin et Émilie Le Hin (trad.), Paris, Cornélius, coll. « Collection Solange », nᵒ 31, 2012.
Burns Charles, Toxic, Barbara Le Hin et Émilie Le Hin (trad.), Paris, Cornélius, coll. « Collection Solange », nᵒ 26, 2010.
Crucifix Benoît, « Cut-Up and Redrawn: Reading Charles Burns’s Swipe Files », Inks: The Journal of the Comics Studies Society, vol. 1, nᵒ 3, 13 décembre 2017, p. 309-333, (en ligne : https://muse.jhu.edu/article/679770, consulté le 16 octobre 2019).
Crucifix Benoît, « Nitnit et tintiN : Charles Burns et ses doubles », sur du9, https://www.du9.org/dossier/nitnit-et-tintin-charles-burns-et-ses-doubles/, novembre 2014, consulté le 14 août 2023.
Garcia Manon, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement, Paris, Climats, 2021.
Gonzague Arnaud, « Charles Burns, la ligne claire comme un cauchemar », L’Obs, rubrique « BibliObs », https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20191022.OBS20156/charles-burns-la-ligne-claire-comme-un-cauchemar.html, 22 octobre 2019, consulté le 14 août 2023.
Noel, « Last Look by Charles Burns Review », sur ComicAlly, https://samquixote.blogspot.com/2016/11/last-look-by-charles-burns-review.html, 2 novembre 2016, consulté le 14 août 2023.
Parille Ken, « Secret Loves: A Short History of Two Panels in Charles Burns’s The Hive », sur The Comics Journal, https://www.tcj.com/secret-loves-a-short-history-of-two-panels-in-charles-burnss-the-hive/, 26 novembre 2012, consulté le 14 août 2023.

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